Chassignac, dehors

Les marguerites qui encadraient le portillon de la terrasse. Le tilleul grouillant d’abeilles en été, que je faisais un large détour pour éviter. Le cerisier bigarreau qui donnait les meilleures cerises du monde, et sur lequel je devais grimper avec une échelle. Le griottier assez bas pour que je l’escalade afin de manger en douce ses fruits tièdes et acides dont ma mère protestait toujours qu’ils n’étaient pas faits pour ça. Les rangées de fraisiers qui donnaient des fruits rouge vif et bien juteux. Au fond du jardin, le massif de cassis dont mon grand-père tirait un sirop succulent. Les courgettes géantes, pourtant pas de taille à rivaliser avec les divers légumes monstrueux dont le journal du coin publiait régulièrement la photo. Le noisetier au pied duquel j’aurais aimé me réfugier pour lire quand on me mettait dehors sous prétexte de profiter du grand air, si les adultes ne m’avaient pas dit que des vipères pouvaient se cacher là.

Le bassin en ciment gris où pour, une raison qui m’échappe, finissaient certains des poissons pêchés par les hommes de la famille, dont une grosse carpe qui a vécu très longtemps. Le portique avec les deux balançoires à la peinture verte écaillée, dont les chaînes grinçaient de manière assez inquiétante quand on allait très haut. Les clapiers dont les locataires ont fini par ne plus être renouvelés après l’un ou l’autre civet parce que ça faisait trop de travail. Les WC extérieurs adossés au mur du voisin, dont je détestais me servir parce qu’il y avait toujours des araignées dans les coins. Le tire-bottes fendu à côté de la porte d’entrée, sur lequel je m’amusais à jouer à l’équilibriste. La boîte à lettres rouillée fixée sur un des piliers du grand portail gris, au bout du chemin en terre battue. La maison voisine où mon vivaient mon oncle, ma tante et mes trois cousines élevées à la campagne, toujours un peu moqueuses face à mes habitudes de citadine timorée.

La fois où la plus jeune m’a poussée en vélo, et où je me suis étalée de tout mon long dans les orties qui bordaient la route – une humiliation cuisante au propre comme au figuré. Les baignades dans la Loire, l’été. Le champ plein de bouses de vache qu’il fallait traverser pour atteindre la rive caillouteuse. Le gros rocher en plein milieu du fleuve, jusqu’auquel on pataugeait pour étendre nos serviettes. La pointe de l’île depuis laquelle on sautait dans l’eau, à côté d’un petit rapide qui me faisait très peur même si j’ai fini, avec l’âge, par m’enhardir suffisamment pour le descendre quelques fois à la nage. La plage de galets un peu en amont où mon père allait pêcher le soir, et où je l’accompagnais parfois avec un carnet bordeaux doté d’un crayon gris enfilé dans un élastique. Je n’ai aucune idée de ce que je pouvais bien écrire dedans pendant que je restais assise, immobile et silencieuse, derrière mon père qui ne disait rien non plus, occupé à surveiller son flotteur à la surface de l’eau.

A l’époque, la Loire regorgeait de truites que ma grand-mère préparait avec du beurre, dans une grande poêle noire qui brûlait toujours un peu leur peau – mais seulement après que ma soeur et moi avions posé avec pour immortaliser leur prise. Mon père a fini par arrêter de m’imposer cette torture durant laquelle je faisais toujours « la bogue », comme on peut le voir ci-dessus. En automne, on trouvait des tas de champignons dans le coin: des cèpes, des bolets et surtout des morilles dont je raffolais. Le village comptait alors seulement 800 habitants, dont une bonne partie de paysans qui vivaient encore dans des maisons sans toutes les commodités modernes et disaient des trucs tels que: « Trois litres de vin par jour, ça n’a jamais tué personne ». Il n’y avait pas de commerces, mais le mercredi, un épicier d’une commune voisine descendait avec son camion qui contenait un assortiment de produits de première nécessité.

Il y avait en revanche une minuscule école avec une seule salle de classe, où tous les élèves de primaire avaient cours en même temps. Quand ma zone scolaire était en vacances mais pas celle de mes cousines, l’instituteur en blouse grise m’accueillait l’espace d’une semaine ou deux. Personne ne me forçait: c’était moi qui réclamais. Je m’asseyais à l’un des vieux pupitres en bois incliné, avec un trou pour l’encrier. J’écrivais avec une plume qui griffait et faisait beaucoup de taches, sur des cahiers avec un lignage bleu clair à l’ancienne qu’on n’utilisait plus chez moi. La journée terminée, on rentrait à pied sans que nos parents viennent nous chercher, le long de la route bordée de buissons d’aubépine et d’un pré en pente où on faisait de la luge quand il neigeait, en hiver. Tout ça me semblait terriblement exotique.

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