Gestion des cuillères

En 2003, Christine Miserandino inventait la théorie des cuillères pour expliquer à une amie valide la fatigue chronique engendrée par son lupus. Depuis, le concept s’est popularisé et a été étendu à toutes les personnes souffrant d’un handicap invisible, qu’il soit de nature physique, mentale, cognitive ou sociale. L’autisme et la dépression, notamment, entrent dans ces dernières cases.

La théorie des cuillères consiste à visualiser sous forme d’objets concrets, facilement quantifiables, l’énergie dont une personne dispose pour effectuer ses tâches quotidiennes. Chez les individus valides, cette énergie est, sinon illimitée, du moins généralement suffisante pour affronter une journée ordinaire. Il en va autrement des individus handicapés: ceux-ci doivent évaluer le nombre de cuillères que leur coûtera chaque tâche et décider à quoi ils veulent employer les leurs. Si les circonstances les obligent à pousser au-delà de leurs limites et à creuser un déficit, le prix à payer peut être assez lourd. Au minimum, ils devront s’octroyer une période de récupération qui les fera parfois passer pour des fainéants ou des personnes de mauvaise volonté aux yeux des valides.

Depuis mon diagnostic d’autisme, il y a tout juste un an, la gestion de mes cuillères est la chose sur laquelle j’ai le plus travaillé et qui a le plus tangiblement modifié mon quotidien. Je me suis donné la permission de regarder en face le coût de n’importe quelle interaction sociale et d’admettre que ce que je pouvais gérer en la matière était désormais très, très limité. Le simple fait de passer quelques heures (même hyper agréables) avec des gens (même si je les aime) nécessite ensuite que je reste plusieurs jours sans voir personne. Je ne donne plus de coups de téléphone que lorsque je ne peux pas faire autrement. Je ne pense pas pouvoir retourner un jour à l’une des grandes manifestations professionnelles que je fréquentais autrefois avec plaisir: Imaginales, Utopiales, Salon du Livre de Paris… Je n’ai pas vu ma famille depuis septembre dernier, et le malheureux week-end passé chez ma soeur m’a – pour tout un tas de raisons que je ne souhaite pas détailler ici – laissée dans un état d’épuisement émotionnel absolu.

Inconsciemment, j’ai recentré mes relations sur les autres personnes neuroatypiques de mon entourage. Celles qui, même si elles sont atteintes de troubles différents des miens, comprennent et acceptent mes limitations sans que j’aie besoin de me justifier sans cesse. Celles qui ne vont pas insister pour me faire sortir de ma zone de confort, fût-ce avec les meilleures intentions du monde, en m’imposant des stimuli sensoriels horribles pour moi (la foule et le bruit, principalement). Celles qui ne vont pas me dire « Mais en fait, tu ne supportes rien » et me donner l’impression d’être une personne défectueuse, juste bonne à jeter à la poubelle. Mon amoureux et mon amie la plus proche à Bruxelles ont tous les deux un TDAH. Une proportion importante des gens que j’ai rencontrés dans le milieu des littératures de l’imaginaire et/ou à travers mon boulot sont eux aussi neuroatypiques d’une façon ou d’une autre. Mes interactions avec eux sont reposantes: je ne suis pas forcée de me demander constamment si mes propos ou mon attitude sont socialement corrects. Pas obligée d’être tout le temps sur mes gardes pour ne pas les heurter ou leur donner une mauvaise image de moi. Pas tenue d’adhérer à des conventions qui n’ont aucun sens pour moi, ou de feindre d’être toujours fonctionnelle alors que ça n’est pas le cas.

Je suis devenue hyper radine avec mes cuillères. Quand on me propose une activité, j’applique la même politique que quand j’essaye un vêtement avant de l’acheter: si ce n’est pas un grand OUI, c’est non. Et si, à l’approche d’une activité à laquelle j’avais dit un grand OUI longtemps à l’avance, je me surprends à enchaîner les crises d’angoisse, j’annule tout. Je m’étais inscrite en octobre dernier pour participer à la retraite créative de Julie Adore, chez Parenthèse au tout début du mois de mars. Après avoir fait un meltdown pour un simple atelier de tissage d’une demi-journée, à la mi-novembre, j’ai commencé à douter. Une semaine dans la forêt avec un groupe de 8 inconnues (ou au mieux, seule dans une tiny house), sans connexion internet ni moyen autonome de regagner la civilisation? J’ai alterné les phases « Tu es complètement suicidaire ma pauvre » et les phases « Allez ça va bien se passer et ce sera une chouette aventure » jusqu’à la mi-février. A partir de là, j’en ai carrément perdu le sommeil. J’ai fini par annuler ma venue à 8 jours du départ – tellement embarrassée que je ne me suis même pas fait rembourser. J’étais désolée de manquer ça, mais je ne regrette pas mon choix. Surtout alors que je suis sujette à l’hypertension et censée éviter les situations stressantes.

Comme l’énergie des personnes valides, mes réserves de cuillères varient selon les circonstances. Mais je sais que je ne peux jamais prévoir plus d’une activité anxiogène à la fois. Si je dois remplir ma déclaration URSSAF ou juste prendre un renseignement administratif important, je ne ferai rien d’autre ce jour-là que lire un bouquin pas trop ardu, jouer à June’s Journey ou glander devant Netflix. Parce que même si tout s’est bien passé, je serai mentalement lessivée après coup. Je suis devenue beaucoup moins productive depuis que j’ai choisi de me ménager. Souvent, ça me désole, et j’ai l’impression de ne plus être bonne à grand-chose. Mais j’ai 51 ans, et plus la force de me contraindre comme je l’ai fait jusqu’ici. Les agios à payer sur mes déficits de cuillères sont tout simplement devenus trop élevés.

3 réflexions sur “Gestion des cuillères”

  1. Neuroatypiques ou pas, nous semblons être beaucoup à déployer une énergie folle ces temps-ci pour trouver un équilibre.

    1. Mais ce n’est la même cause ni la même échelle. Ca me fait penser à la personne qui a commenté un jour « On est tous un peu autistes »… C’est un peu comme si tu t’étais pété une cheville et que tu disais à une personne en fauteuil roulant depuis toujours: « Je sais ce que c’est d’être handicapé ». Une personne neuroatypique l’était déjà avant, disons, le Covid et la guerre en Ukraine, et elle le sera toujours après même dans le meilleur des mondes (que je doute qu’on retrouve un jour, mais c’est une autre histoire). Ses difficultés ne dépendent pas des circonstances: elles s’ajoutent à ou démultiplient celles créées par les circonstances.

  2. Merci pour ce partage je viens de l’envoyer à une amie proche qui est neuroatypique c’est très intéressant ! Force et ménagement.

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