Où mon état des lieux intérieur n’est guère brillant

Depuis que j’ai basculé mon blog sur WordPress début janvier, je limite mes publications aux rubriques habituelles: la récap de la semaine le dimanche, la liste du mercredi, la mosaïque et le bilan de fin de mois. D’une part, le mode de fonctionnement très différent de cette nouvelle plate-forme constitue un blocage indéniable: parfois, j’ai envie d’écrire sur un sujet, mais je sais que la composition en blocs va casser mon flow (oui, je pourrais taper mon texte ailleurs puis faire un copié-collé, mais ça me soûle). Ensuite, mes statistiques de visites ont été divisées par 5 – en partie parce qu’elles ne sont pas comptées de la même façon qu’avant, mais aussi sans doute parce que tout le monde ne m’a pas suivie dans cette transition. Ca ne donne pas très envie de se décarcasser. 3ème facteur: après bientôt 20 ans de blogging, j’ai souvent l’impression de me répéter, même si à quelques exceptions près, je doute que mes lectrices d’aujourd’hui soient les mêmes qu’en 2004.

Et puis… le monde me fatigue.

C’est sûrement un mal très répandu après deux ans d’une pandémie qui, dans le meilleur des cas, a ruiné les projets de la plupart des gens. Maintenant qu’on enchaîne sur une guerre aussi ignoble que flippante, je trouve ça difficile de parler de choses légères. Je ne dis pas qu’il ne faudrait pas le faire: au contraire, préserver de la joie à tout prix me semble indispensable. Je dis juste que l’élan me manque. Ce n’est pas que je craigne de ne pas trouver le bon ton ou le bon angle dans mes billets: c’est qu’avant même de songer à parler de ma vie, je ne sais plus comment l’aborder au quotidien.

En théorie, je vois à peu près ce qu’il conviendrait de faire:

– Aider l’Ukraine à la mesure de mes moyens. J’ai vu fleurir des tas de très belles initiatives locales ou individuelles qui m’ont mis un peu de baume au coeur. Néanmoins, j’ai choisi d’envoyer plutôt de l’argent à la Croix-Rouge pour trois raisons: 1/ ça voyage plus vite, plus facilement, et c’est plus versatile que les dons en nature 2/ la Croix-Rouge est une organisation bien rodée qui a l’habitude de gérer les problèmes sur le terrain 3/ les dons à une ONG reconnue en France sont déductibles du revenu imposable à hauteur de 75%, ce qui veut dire que je peux me permettre de donner 4 fois plus pour le même coût personnel in fine. C’est juste mon choix; si le vôtre est différent: l’essentiel, c’est de faire quelque chose. Pour les gens impactés, et aussi peut-être pour la paix de nos âmes.

– Me tenir au courant de l’actualité mais sans y passer trop de temps ni y consacrer trop de bande passante. Et là, franchement, le bât blesse. J’ai longtemps traduit une célèbre série de bit-lit dont l’héroïne collaborait avec la police sur des affaires de meurtres surnaturels bien sanglants. J’étais très loin de me sentir en phase avec sa façon de penser, mais je me rends compte que j’ai absorbé malgré moi un de ses principes directeurs: si des gens peuvent ou ont pu souffrir autant, je me dois de regarder leur souffrance en face. J’ai réussi à ne pas ouvrir Twitter depuis le 24 février afin d’éviter les prédictions alarmistes dont je n’ai vraiment pas besoin pour imaginer des bombes s’abattant sur Bruxelles (siège européen de l’OTAN) ou Toulon (premier port militaire français, abritant un porte-avion doté de deux réacteurs nucléaires). Mais ne pas être témoin au jour le jour des malheurs du peuple ukrainien, je trouverais ça horrible. Je me sentirais un million de fois plus minable que quand je détourne les yeux d’un SDF.

J’ai bien conscience que ça n’a rien de rationnel comme attitude, que ma honte n’aide ni ne soulage personne. Ca ne m’empêche pas de continuer à faire défiler chaque jour des photos et des récits qui me broient le coeur. D’autres, sans doute, arrivent à garder de la distance sans pour autant sombrer dans l’indifférence. Ca m’est impossible. Toute l’empathie que les situations tristes mais banales du quotidien ne parviennent pas à éveiller chez moi se trouve ici démultipliée au point que j’ai même envisagé de me rendre sur place pour participer au secours humanitaire. (J’ai renoncé en me rendant compte à quel point une personne qui ne parle aucune langue locale, ne possède aucune compétence médicale, aucune expérience du travail de groupe et aucune résistance au stress serait un boulet sidéral dans ce genre de situation.)

– Continuer à vivre en profitant de chaque instant parce qu’aujourd’hui plus que jamais, on ignore ce que demain nous réserve. Par moments, j’y arrive à peu près. Je connais les choses qui me font du bien, celles qui m’aident à maintenir mon stress sous contrôle. Sortir me promener, surtout s’il y a du soleil. Bavarder (en vrai ou sur les réseaux sociaux) avec des ami.es de longue date. Me rendre utile. Oeuvrer à des projets personnels – même si, depuis deux ans, j’ai pris l’habitude qu’au moins 50% d’entre eux capotent avant d’être arrivés à terme. M’occuper les mains.

Et puis parfois – souvent, à vrai dire -, tout me semble terriblement vain et pitoyable. Je me sens accablée à la fois par la futilité de ma propre existence et par la violence inouïe du monde qui nous entoure. De celui qui se profile à un horizon de plus en plus sombre. Je ne trouve plus d’espoir nulle part et pas grand-chose à quoi me raccrocher. J’envie les optimistes à tout crin, les gens qui ne se sentent concernés par rien tant que ça ne les impacte pas directement, et même les dépressifs sur qui les médicaments fonctionnent au lieu de les rendre suicidaires comme moi.

Et vous, comment vous abordez tout ça? Si vous êtes raisonnablement zen face à la situation actuelle: quel est votre secret?

13 réflexions sur “Où mon état des lieux intérieur n’est guère brillant”

  1. Lectrice depuis 2004 ici!
    C’est difficile de prendre du recul, particulièrement lorsque je vois les histoires des familles séparées, des mères qui doivent fuir avec leurs jeunes enfants… je regarde les miens et je suis remplie de gratitude qu’ils soient à l’abri et en santé. J’ai donné ce que j’ai pu à différents organismes (étant au Québec, je trouve beaucoup mieux d’envoyer de l’argent que des objets, c’est certainement plus rapide), mais le sentiment d’impuissance est grand. Je me dis que je fais du mieux que je peux pour aider même si je sais que ce n’est pas assez. Malheureusement je sais aussi que l’impact de nos actions individuelles mises ensemble peut bien être immense, ultimement ce sont les actions des gros joueurs qui vont compter le plus…

  2. Tu traduis bien ce que je ressens; ça fait du bien de le lire formulé intelligiblement, tant j’ai de la peine à formuler quoique ce soit.

    J’ai aussi fait le choix de l’argent de la Croix-rouge, pour les mêmes raisons que toi et je regarde le site de la Croix-rouge locale pour voir les besoins spécifiques, car ici aussi les préparatifs pour l’accueil des réfugié.e.s sont en cours.

  3. Cécile de Brest

    Lectrice depuis 2008 !
    Vivant à Brest, à proximité de l’Ile longue, pas mal pourvue en sous-marins nucléaires, je vois bien de quoi tu parles…

  4. J’ai également donné de l’argent via le consortium 1212, plus facile et permet d’aider les gens sur place. Pour le reste, je suis de nature optimiste mais j’avoue que j’essaie de ne pas regarder tous les journaux, les réseaux sociaux c’est encore pire vu que de nombreux spécialistes covid se sont mués en spécialistes en politique russe et internationale. Je me recentre sur mon nid, mes deux poilus, mes pauses ballades, mes petits plaisirs gastronomiques seule ou avec mes amis proches. J’essaie de me projeter dans le futur en espérant faire le voyage prévu en Louisiane l’année prochaine pour mes 50 ans, de penser aux travaux pour la maison des années prochaines et mon jardin potager qui doit se faire fin de ce mois.

  5. Cela paraîtra probablement faible dans tous les sens du terme, mais il me semble préférable de traverser le pont sans regarder en bas. On danse tous plus ou moins à son échelle au bord de l’abîme chaque jour. Parfois, il me semble que le mieux serait tout simplement de passer l’éponge. Des béquilles chimiques me soulagent à mesure que j’aborde le pan le plus flippant de mon existence (combo séparation avec un jeune enfant à charge + départ définitif de la Belgique pour un retour en France + monde qui s’écroule inexorablement). Au hasard d’une rencontre aujourd’hui, j’ai pu aborder le sujet de ce présent billet sans avoir le sentiment de prendre un risque (« oui, de toute façon, je ne reverrai jamais cette personne de ma vie alors autant en profiter pour échanger sans filtre. » me suis-je dit intérieurement). Un point intéressant n’est malheureusement pas mentionné dans ce billet et c’est bien dommage : c’est le courage que tu as de te livrer ainsi, ce qui doit aider tant de lecteurs derrière l’écran à se sentir chaque jour un peu moins seuls. C’est mon cas, en tout cas. Merci.

  6. Je n’ai aucune recette miracle, juste une impression de sidération persistante et d’être un animal sauvage pris dans les phares d’un véhicule. Mon coloc prof d’histoire (avec une capacité aux émotions et à l’empathie visible à peu près inexistantes et une distanciation de compétition, niveau olympique) fait une analyse de la situation sur un ton de calme olympien alors qu’en moi, tout hurle ou tout pleure. Je me retrouve à suivre le fil des informations sur mon téléphone durant ma pause, chose que je ne faisais jamais, et psychote doucement parfois. Nous ne sommes qu’en mars et cette année à l’air pire que tout…

    Quant à aider, j’allais dire que mes finances étaient limitées avec la flambée des factures mais je vais sans doute aller regarder ce qu’il en est suite à tes précisions. Je ne peux pas m’impliquer personnellement avec de l’accueil, les deux langues et quart que je parle n’aideraient pas et si c’était pour pleurer avec des réfugiés je serais magnifiquement contre-productive.

    Reste à se focaliser sur les petits bonheurs et essayer de poser des jalons dans le temps. Ma meilleure nouvelle de la semaine / des dernières semaines c’est le retour de Sigur Ros en concert – On trouve de la lumière là où l’on peut. J’aime, j’ai besoin de croire qu’il y aura des jours meilleurs. Courage en attendant <3

    Mélusine

  7. Reluquer une vidéo (ou deux) d’Eckhart Tolle me fait vraiment beaucoup de bien au quotidien et ce… que je me sente au poil ou vraiment pas yeah.
    Le discours, le ton employé, cette espèce de douceur (d’aura?) sans pareille, ce mélange de paix et d’espièglerie propre au bonhomme me fait fondre à coup sûr, à chaque fois.
    [Lire une (ou deux) pages de ses bouquins marche aussi ‘hachement bien, dis donc…La vérité.]
    Peut-être que ces vidéos te seront comme un bol de lait chaud dans le gosier, un cataplasme d’argile douce au coeur, au corps et à l’âme, un rayon de miel sur les cils, c’est tout ce que je te souhaite!
    (et je t’embrasse aussi, très fort).
    https://www.youtube.com/user/EckhartTeachings

  8. Je crois que comme pour beaucoup de chose, il n’y a pas de geste inutile. Que ce soit un don d’argent, de soi ou encore le partage d’informations vérifiées, c’est un geste à l’échelle de ce qu’on peut.

    Je limite mon temps d’infos, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour rester Zen. J’écoute le radio journal 1 fois le matin, 1 fois le soir. Je me limite à 15 minutes de recherches, lectures diverses le matin et le soir. Le reste du temps j’ai une liste de truc sympa à apprendre, j’écoute des podcasts qui n’ont rien à voir et je travaille beaucoup. J’ai repris des séances quotidiennes de sport de 20 minutes, pendant lesquels je peux me défouler sans mourir de courbatures le lendemain.

    Je ne sais plus où j’ai lu qu’à force de regarder des images et de se confronter à l’horreur, notre seuil de sensibilité et notre vision des choses évoluent. On commence a développer une « normalité » et il devient plus difficile de garder son libre-arbitre. Se désensibilisé c’est du coup aller chercher encore plus loin, regarder des images encore plus pénible et le tout conforte nos idées et nourris nos angoisses de toutes ses connaissances et forge une opinion qui du coup, devient franchement moins neutre, puisqu’on va chercher uniquement ce qui nous fait réagir.

    Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas regarder la souffrance en face. Mais qu’on est pas obligé de regarder toutes les souffrances et toute la journée.

    Je t’envoie d’énormes bises

  9. Comme Ladypops je limite mon temps d’infos parce que c’est trop angoissant. Donc j’écoute la radio le matin au lever et le soir dans ma voiture en rentrant du bureau. Le reste du temps j’écoute aussi des podcasts dont ceux de Clotilde Dusoulier, grâce à toi.
    Cela peut paraître égoïste mais je ne me sens pas le courage d’accueillir des familles chez et, excepté des dons financiers ou matériels, je ne vois pas ce que je peux faire d’autre.
    Alors j’essaie de ne pas trop y penser et je m’épuise dans mon jardin à tailler, bêcher, désherber, planter. C’est ma thérapie.

  10. Lectrice depuis mon blog de fille, comme Cécile de Brest.
    La situation me rappelle 1938 et 1452. et ça ne me rassure pas. Parce que si on en arrive à la guerre totale, celle qi engage toute la population, j’ai quand même deux fils en âge d’y aller
    L’histoire de l’Ukraine, de la Pologne, de l’ex-Tchécoslovaquie est si compliquée que j’ai peur qu’il faille du temps pour que ça s’apaise

  11. Coucou 😊 personnellement je zappe les infos et tout ce qui est négatif et je ne regarde que mon nombril. Tant pis pour la culpabilité,je la mets aussi de côté. J’ai besoin d’être égoïste pour survivre. Je ne sais plus depuis quand je te suis mais ça me plait toujours autant 😉
    Bisous Nad 😘

  12. Je ne sais plus depuis qaund je te lis mais un bon moment genre 2009. je ne commente jamais ou presque ou alors avec une autre adresse.
    Ton billet décrit ce que je ressens et j’y pensais en tapant le blog dans la barre de recherche google…je me disais les blogs sont futiles vu le contexte et je n’en peux plus mais je sais que tes billets comme les favoris etc j’arrive encore à les lire même si j’en fais rarement quelque chose moi meme . en tout cas j’ai du plaisir à te lire et bien que l’on ne se ressemble pas et que j’ai une vie tres différente « le rose et le noir » c’est le seul blog que je lis toujours alors que je me suis lassée de tous les autres. Déjà je n’ai plus trop envie de consommer sauf quand je ne sais pas faire autrement et je ne veux pas être influencée dans mes achats. …et comme tu dis …2 ans de pandémie m’ont personnellement coupé l’élan à tout. et ma grande question qui me taraude depuis le 24 janvier date de fin de mon blocus ( encore 3 ) , c »est justement  » comment retrouver l’élan ? La motivation ?  » étant donné l’état du monde dans lequel on vit. Ces images en ukraine sont incroyablement choquantes et mon petit dont à unicef ne m’a pas aidé à me sentir moins impuissante et frustrée

  13. Je ressens tout ça très fort parfois aussi. Je limite mon temps d’info, je fais confiance en mes capacités d’analyse, d’empathie et d’indignation pour savoir qu’elles n’ont pas besoin d’être nourries quotidiennement pour être présentés. Je choisi de lire des analyses plutôt que des faits/videos brutes pour ne pas prendre l’émotion en pleine face. Et en ce moment ma vie est un peu mouvementée et vient me distraire et occuper mon esprit : un changement de job, la grosse organisation de l’anniversaire de ma fille, … je me dis que faire vivre un chouette moment à 10 enfants dans un tel contexte est tjrs ça que ce monde n’aura pas. Et aussi, je trouve du sens dans des relations entre femmes, très profondes où la vulnérabilité peut se dire et où on prend soin les unes des autres de façon entière et positionnée pour une autre société. Une espèce d’éthique du care au sens des féministes, incarnée dans la vie de tous les jours. C’est souvent ce qui m’épuise aussi, l’intensité de ces relations ou l’aide et la vulnérabilité sont centrales. Mais c’est vraiment la seule chose à laquelle je trouve du sens, en dehors de l’éducation de ma fille. Plein de douceur !

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