« La maison dans laquelle » (Mariam Petrosyan)

Agée d’à peine 18 ans, Mariam Petrosyan crée un univers singulier et un casting de personnages hauts en couleurs sur lesquels elle écrit pendant toute une décennie, sans aucune intention d’en faire un jour un roman publié. 15 ans plus tard, ce sont des amis à elle qui envoient son manuscrit-fleuve à un éditeur. « La maison dans laquelle » connaît un immense succès commercial et critique en Russie. Il aura pourtant fallu une recommandation de GoodReads pour m’apprendre l’existence de l’ouvrage le plus étrange et le plus fascinant que j’ai lu depuis « La maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski – avec lequel il ne partage pas qu’un début de titre et un cadre de huis-clos. Les réactions des lecteurs qui ont laissé un avis sont exceptionnellement tranchées: je n’ai vu aucune note de 3 étoiles, la moyenne molle signifiant « j’ai bien aimé sans plus ». Ceux qui se plongent dans cet ouvrage le trouvent parfaitement indigeste ou parfaitement génial – et jusqu’à la fin du premier tiers, j’avoue n’avoir pas su dans quel camp je me rangerais.

« La maison dans laquelle », c’est un pensionnat décrépit, situé au milieu de nulle part, qui accueille de jeunes infirmes: beaucoup de paraplégiques, des frères siamois, un aveugle, un manchot, un bossu… Désignés uniquement par un surnom, ces garçons sont répartis en six chambrées possédant chacune un chef et des caractéristiques distinctives. La 1ère est occupée par les Faisans, qui adhèrent docilement aux règles. La 2ème est le royaume des Rats, une bande de punks bruyants. La 3ème, celle des Oiseaux qui vouent un culte  aux plantes… Au tout début du livre, Fumeur, expulsé de chez les Faisans pour avoir manifesté trop d’invidualisme en portant des baskets rouges, atterrit dans la 4ème où règne une tout autre atmosphère. Ici, les garçons vivent dans un bordel absolu, boivent d’infâmes décoctions alcoolisées et racontent des histoires fort étranges. A l’approche de la remise de diplômes, qui devrait marquer le retour à l’Extérieur des plus âgés d’entre eux, l’excitation et l’inquiétude grandissent; les incidents violents ou incompréhensibles se multiplient…
Considérez le paragraphe précédent comme une tentative maladroite d’ordonner une narration à peu près aussi bien rangée que la chambre de Fumeur et de ses nouveaux coturnes. Car « La maison dans laquelle » est tout sauf un récit linéaire doté d’une intrigue bien définie. Entremêlant une dizaine de voix très distinctes, deux époques et (peut-être) plusieurs dimensions, elle égare le lecteur dans ses méandres comme elle manipule (peut-être) l’esprit de ses occupants. Elle ne raconte pas une histoire mais des histoires, celles de jeunes gens dotés d’une personnalité forte et complexe qui ne se résume absolument pas à leur handicap. Et selon le point de vue de chacun, les événements sont juste un jeu qui tourne mal ou une expérience surnaturelle sur laquelle certains ont le pouvoir d’influer plus que d’autres. Quel que soit le niveau de lecture qu’on choisisse d’adopter, « La maison dans laquelle » est avant tout une sublime allégorie de l’adolescence, une représentation foisonnante et cruelle de l’intensité des sentiments et des relations à cette période si transformative. Les différents destins qui attendent les personnages à la sortie du pensionnat/l’entrée dans l’âge adulte peuvent être interprétés comme une simple parabole, ou de façon littérale donc mystique  – et ils sont tout aussi frappants dans les deux cas.

Je ne vais pas vous mentir: c’est un roman très long, parfois pénible à lire malgré un style incroyablement varié selon le type de scène ou le personnage qui s’exprime. On y retrouve des influences très diverses: « La maison des feuilles » que je citais plus haut, mais aussi « Sa Majesté des mouches », les romans de Lewis Carroll, le « Peter Pan » de J.M. Barrie, une atmosphère souvent burtonienne… Plusieurs événements intrigants ne sont jamais expliqués; certains personnages changent de nom en cours de route sans qu’on percute tout de suite que Machin du passé et Truc du présent ne font qu’un, et beaucoup de pièces du puzzle sont si bien éparpillées qu’en arrivant à la dernière page, j’ai songé qu’il faudrait que je reprenne immédiatement ma lecture depuis le début pour réussir à toutes les assembler. « La maison dans laquelle », c’est l’antithèse du roman de plage, du bonbon littéraire qui apporte un shoot de plaisir facile sans fatiguer les neurones. Mais ayant réussi à le finir, j’ai l’impression d’appartenir à un club très secret, et le sentiment que ce livre fera partie de ceux qui m’auront durablement marquée. 

Traduction en français: Raphaëlle Pache
Traduction en anglais (celle que j’ai lue et trouvée magnifique): Yuri Machkasov

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4 réflexions sur “« La maison dans laquelle » (Mariam Petrosyan)”

  1. La maison dans laquelle me faisait un peu peur (et me fait toujours un peu peur :/) mais l'adolescence est une période que j'aime énormément de part sa fragilité, sa beauté, sa destructivité parfois. Du coup, je l'ai acheté en anglais !
    Merci beaucoup pour vos recommandations !

  2. @Agnès: C'est un livre assez "difficile", je pense qu'on adore ou qu'on déteste et j'espère que vous serez dans la première catégorie!

  3. Je viens de tourner la dernière page… Je crois qu’il me faudra un moment pour quitter complètement cette maison. À vrai dire, je n’ai qu’une envie : retourner à la première page et tout recommencer, pour voir tout ça qui m’a échappé au début.
    Il est vrai qu’il faut s’accrocher un peu au début ; on est un peu perdu ; la maison se mérite…
    Bref, merci pour cette découverte…

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