D’un bout à l’autre

35 ans à redouter de tomber enceinte, à devoir gérer seule la question de la contraception, à assumer tout aussi seule (physiquement et moralement) la fois où il y a eu accident de pilule. 10 ans à entendre que je changerais d’avis sur la question des enfants parce que « toutes les femmes en veulent », puis 15 à m’entendre demander « Mais pourquoi tu n’en veux pas? » sur un ton impliquant que ça relevait quand même d’une pulsion contre-nature et d’un égoïsme monstrueux. Le jugement de tout le monde sur mes choix de vie, tout le temps.

Ces règles dont je sais bien qu’elles sont naturelles mais que j’ai toujours trouvées totalement répugnantes, la crainte qu’elles tombent au mauvais moment, les fringues et les draps pourris par un débordement de protection hygiénique.
Les douleurs abominables de l’endométriose, les presque 20 ans passés à me faire traiter de chochotte par une longue lignée de gynécos avant que l’un d’eux me diagnostique enfin, le mépris et les violences subis aux mains d’un autre (pour lesquelles j’aurais dû porter plainte auprès du Conseil de l’Ordre si je n’avais pas été aussi choquée en sortant de son cabinet). L’unique traitement connu pour cette maladie, dont j’ai eu la chance qu’il fonctionne sur moi mais qui a foutu en l’air ma vie sexuelle. 
Une vie entière à ne pas oser boire d’alcool en présence d’hommes que je ne connaissais pas, ni m’habiller d’une façon qui aurait pu être jugée trop provocante quand je devais sortir, ni me promener seule le soir passé une certaine heure – avec la certitude que s’il m’arrivait quelque chose, c’est moi qui serais blâmée. A compter du jour où il m’est réellement arrivé quelque chose, 20 ans de culpabilité secrète, de pulsions auto-destructrices gérées sans aide extérieure. L’impossibilité totale, à partir de là, de faire confiance à qui que ce soit. 
Diviser automatiquement par deux la liste des expériences de voyage possibles: pas de pays où on s’attendrait à ce que je sois voilée ou que je couvre mes genoux et mes bras même par 40°; pas de stop ni de backpacking quand j’étais jeune et fauchée et que ça m’aurait permis de bouger quand même. 
Les précautions de Sioux prises pour ne pas risquer de vexer mes conjoints successifs avec mes diplômes et mes revenus supérieurs aux leurs, quand eux auraient trouvé la situation inverse parfaitement normale. 
Toutes les petites humiliations du quotidien: être réduite à la mention « …et Mme » sur l’intitulé du compte commun quand j’étais mariée; traîner le nom de mon ex-mari 10 ans sur ma Carte Vitale, alors que je ne l’avais jamais adopté et que la loi française stipule bien que l’unique nom légal d’une femme, pour toute sa vie, est celui qu’elle a reçu à la naissance; automatiquement baisser la tête et allonger le pas pour passer devant un groupe d’hommes dans la rue; me prendre encore des remarques salaces à presque 50 ans et pas mal de kilos en trop; me faire traiter d’hystérique dès que je défends mes droits au lieu de m’écraser comme la créature douce et conciliante que je suis censée être; être rarement prise au sérieux – même lorsque je suis la personne la plus compétente dans la pièce – parce que je suis petite et que j’ai une voix aiguë; entendre les artisans me dire « Vous n’avez qu’à demander à votre mari de… », comme si une perceuse ne pouvait se manier qu’avec un pénis; devoir serrer les dents et endurer des blagues sexistes pendant les dîners entre amis pour ne pas pourrir la soirée des hôtes. 
Les injonctions perpétuelles à « prendre soin de moi », à claquer la moitié de mes revenus en chiffons et en maquillage pour susciter le désir masculin qui seul justifie mon existence, à me percher sur 10 cm de talons pour galber mes mollets et tant pis s’ils me niquent la colonne vertébrale, à être tellement complexée par ma petite poitrine ou mes grosses fesses que je serais prête à payer des milliers d’euros et à me faire découper au scalpel pour remédier à un problème qui n’existe que dans ma tête, à être obnubilée par mon apparence au point d’en devenir intellectuellement inoffensive. (Ca ne fonctionne pas sur moi, mais ça m’énerve.)
Le sexisme toujours, tout le temps. Tellement banalisé et internalisé que beaucoup de femmes ne sont même pas capables de le percevoir comme tel et, au nom de la sacro-sainte séduction, revendiquent qu’on continue à les traiter comme des humains de seconde classe. 
Les insupportables mecsplications des hommes de mon entourage, que j’aime et que je respecte mais que je bafferais quand ils prennent mon indignation à la légère sous prétexte qu’eux-mêmes n’ont jamais constaté les problèmes dont moi et beaucoup d’autres propriétaires d’utérus nous plaignons. 
Malgré ses nombreux inconvénients, je vois arriver ma ménopause avec un soulagement immense. D’un bout à l’autre, j’aurai détesté être une femme. 

8 réflexions sur “D’un bout à l’autre”

  1. Ton texte, tes mots sont d'une force et d'un impact de dingue. Tellement juste. Vivement la ménopause donc et longue vie au féminisme (enfin j'aimerais que non, dans un monde idéal où on en n'aurait pas besoin et où le féminisme n'aurait pas lieu d'exister)

  2. Moi j'aime bien avoir mes règles maintenant qu'elles se font de plus en plus rares. J'ai l'impression que si je ne les ai plus, je deviens une vielle femme. 🙁

    Lylou

  3. Bonjour,
    Merci pour ce post!
    Pour moi, on est évidemment toujours une femme même après la ménopause. Peut être pas pour certains, mais bon, au moins ceux-là nous foutrons peut-être un peu plus la paix..Je suis aussi dans cet age, un peu entre deux, et si je sens que "mon corps change", je ne pense pas que ce soit vraiment la fin de ma féminité. Comme tu l'écris, c'est peut être la fin de cette image de femme qu'on nous aura plus ou moins imposée oui..Quoique, quand on entend certaines remarques sur des soit-disant "vieilles" du type "elle est pas mal pour son âge, elle se laisse pas aller"…c'est pas gagné.
    En tout cas c'est vrai qu'on se sent souvent seule à vivre ce que tu as décrit, car beaucoup de femmes semblent trouver cela normal, ce que je trouve incompréhensible.
    Merci encore d'avoir écrit et publié cet article.

  4. @Isa M: Oui, bien sûr, on est toujours une femme après la ménopause, mais l'âge fait qu'on devient un peu invisible socialement et donc qu'on a davantage la paix! Et je n'ai jamais compris en quoi consistait la féminité; c'est un truc qui n'a jamais existé pour moi me concernant. Je ne me suis jamais "sentie femme" (ni homme d'ailleurs); je ne comprends juste pas ce que cette expression signifie au-delà d'une certaine réalité biologique.

  5. Bof. Tout est question d'interprétation. Je suis femme, j'ai été gamine, et jeune fille, et je n'ai jamais ressenti ce genre de contraintes / remarques salaces/ commentaires/ regards / humiliations…
    Le seul point où je te rejoins : vivement cette ménopause tant haïe, la fin des règles, migraines et autres inconvénients majeurs… j'en ressens les prémices avec délectation.
    Vivre en s'affirmant, en Belgique, c'est facile. Si les salaires pouvaient suivre, ça serait merveilleux.
    Ne me dis pas qu'en France c'est aussi compliqué qu'en musulmanie ?

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