L’étoffe dont on fait les amis

Les relations humaines ont toujours été une chose extrêmement compliquée pour moi. 
Je n’ai pas eu d’amis avant l’âge de 15 ans et mon arrivée dans un club de jeux de rôles fréquenté par des hordes de garçons tout aussi asociaux que moi. Même alors, nos rapports étaient surtout fondés sur le partage d’une activité excitante qui ne nous obligeait pas à aborder quelque sujet personnel que ce soit. Pour le reste, je n’avais aucun point d’accroche avec mes camarades de classe, tous beaucoup plus vieux que moi (et beaucoup plus bêtes, de mon avis qui n’engageait que moi). Ca ne s’est pas arrangé quand j’ai débarqué dans une grande école de commerce où en plus du fossé de l’âge qui s’était encore creusé entre-temps, j’ai été confrontée au fossé de classe sociale et d’ambitions radicalement divergentes qui béait entre eux et moi – ils voulaient conquérir le monde merveilleux de l’entreprise; je n’aspirais qu’à bosser tranquillement dans mon coin sans avoir de comptes à rendre à personne.
La possession d’un utérus est censée s’accompagner d’une empathie développée, ainsi que d’une forte propension à rechercher la compagnie de ses semblables et à tisser avec des liens affectifs avec eux. Que ce trait de caractère soit inné ou acquis, il m’a largement oubliée dans sa distribution. Même à 48 ans, les codes des échanges amicaux restent opaques à mes yeux. J’ai fini par piger que parler de sexe et d’argent (deux des sujets qui m’intéressent ou m’ont le plus intéressée au fil de ma vie) passait rarement bien. Et aussi, que mon sens de l’humour très noir et très caustique devait être manié avec prudence, car il choque la plupart des gens. Me retenir sur ces points constitue déjà un effort. Mais en plus de ça, je dois adopter des réflexes qui ne sont pas du tout naturels chez moi, créer entre mon cerveau et ma bouche un filtre qui n’existe pas à la base et le faire traverser par le moindre des mots que j’ai spontanément envie de prononcer. On me dira que tout le monde doit plus ou moins faire ça, ne pas raconter tout ce qui lui passe par la tête – par pudeur ou par bienveillance, pour ne pas heurter ses interlocuteurs. Sauf que moi, la plupart du temps, je ne comprends même pas pourquoi mes paroles heurteraient les autres. Je vois bien que ça arrive parfois, mais la raison me dépasse. Je fonctionne presque exclusivement sur un mode logique/rationnel, et les réactions affectives me mystifient. 
Du coup, avoir la moindre conversation sur un sujet vaguement personnel me pompe une énergie folle; je passe mon temps à chercher l’attitude correcte dans ma banque de données interne, sans être jamais sûre de faire le bon choix. Et une fois rentrée chez moi, je me repasse tout l’échange en boucle pendant des jours, en angoissant à l’idée d’avoir gaffé et blessé quelqu’un sans le vouloir. Quand quelque chose me dérange dans la relation, je n’ose rien dire, partant du principe que mon ressenti est anormal et n’a pas lieu d’être – ou au minimum, qu’il est disproportionné aux actions de l’autre personne. Jusqu’au jour où j’explose violemment et expulse les gens de ma vie avec pertes et fracas. 
J’ai fini par me résigner: je ne suis pas de l’étoffe dont on fait les amis proches. Entretenir mon couple mobilise la quasi totalité de mon énergie relationnelle depuis presque 13 ans. A côté de ça, je peux sans problèmes avoir des conversations sur des sujets culturels pourvu que ça reste en petit comité, et que je n’aie qu’une ou deux variables personnes à gérer en simultané. Les échanges intimes, en revanche, me demandent à peu près le même effort qu’un semi-marathon. Si je vais bien et que les conditions idéales sont réunies, j’arrive au bout et je trouve ça hyper gratifiant. Mais ça me vide de mes forces, et je mets plusieurs jours à récupérer. Si je ne vais pas bien, en revanche, je suis incapable de sortir de ma propre tête et de déployer le dispositif mental nécessaire pour avoir une interaction considérée comme acceptable. Or, sans ce dispositif mental, je suis dix fois trop brusque et trop abrasive pour la plupart des gens. En cas de grosses angoisses, je ne connais que deux ou trois personnes que je peux me permettre de fréquenter sans filtre, soit parce qu’elles me connaissent depuis longtemps et sont habituées à mon manque de grâces sociales, soit parce qu’elles sont peu susceptibles de nature et ne s’en formalisent pas. Avec les autres, je n’ai tout simplement pas la force de me traîner jusqu’à la ligne de départ.

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4 réflexions sur “L’étoffe dont on fait les amis”

  1. Est-ce que c'est si important que ça d'avoir des amis ? Trouver juste quelques personnes qui peuvent nous accepter au pire de nous-même, c'est déjà merveilleux.
    Tu as l'air d'avoir quand même beaucoup d'empathie, pour angoisser "à l'idée d'avoir gaffé et blessé quelqu'un sans le vouloir" 🙂

  2. @Méghane: C'est pas une question d'empathie mais un bizarre sens de la justice. Si quelqu'un n'a rien fait pour mériter d'être mal traité et que je le traite mal quand même, ce n'est pas bien de ma part.

  3. Pour apporter un autre éclairage sur la relation empathie – amitié : j’ai l’empathie à + 3000 et aucun.e ami.e. J’ai coupé les ponts avec des tas de gens au fur et à mesure et je suis capable de conversations très intenses et intimes avec des personnes que je ne laisse jamais *vraiment* entrer dans mon champ relationnel . J’ai été horrifiée de l’élan de solidarité dont j’ai bénéficié l'année passée par exemple. Et je ne suis pas fière d’avoir ressenti ça. En général je ne demande jamais d’aide ou m’assure qu’elle soit à l’exacte mesure de ce que je précédemment donné. J’ai surtout un problème d’attachement en fait. J’ai la sensation constante que, que la personne fasse partie de la vie ou pas, c’est du pareil au même (mais en fait non, j’ai des besoins relationnels mais ils sont juste anesthésiés. Je ne les sens pas mais par contre, je vis les conséquences négatives de ne pas en avoir). Sauf pour ma fille, ma sœur et mon compagnon.
    Et pour avoir passé un moment en tête à tête avec toi (qui a du te demander plein d’énergie), je t’assures que tu n’a pas fais de faux pas et c'était bien agréable ????

  4. @Ness: Ca me fait plaisir que tu aies trouvé ça agréable. Pour le reste, j'aimerais avoir quelque chose d'intelligent et d'utile à te répondre, mais comme je ne suis déjà pas capable de mettre de l'ordre dans mes rapports humains, je me vois assez mal donner des conseils à qui que ce soit ^_^'

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