
« Tu vas la trouver changée », m’a prévenue ma tante, l’air de dire que la visite risquait de m’être pénible.
Ce qui n’a pas été le cas. La visite précédente m’avait arraché le coeur parce que ma grand-mère était encore partiellement lucide, qu’elle se souvenait (un peu) de moi, qu’elle semblait souffrir de son enfermement, et qu’elle s’était mise à pleurer quand Chouchou et moi étions partis. L’image de sa minuscule silhouette immobile dans le couloir, le visage inondé de larmes silencieuses, tandis que les portes de l’ascenseur se refermaient et que je me demandais si je la reverrais avant sa mort, restera toujours gravée dans ma mémoire.
Mais là, de toute évidence, il n’y avait plus d’abonné au numéro que j’avais demandé. Ma grand-mère entend ce qu’on lui dit et y répond encore – une fois sur deux, et totalement à côté de la plaque. L’autre moitié du temps, elle reste le regard dans le vide, fixé sur un point en l’air comme si ce n’était déjà plus ce monde qu’elle contemplait. Du coup, ça ne m’a pas spécialement fait mal au coeur de m’en aller: ce n’était pas comme si elle s’était seulement aperçue de ma présence…
Mon oncle et ma tante continuent, je l’ai dit, d’aller la voir régulièrement, de passer chaque fois une heure avec elle en essayant tant bien que mal de lui faire la conversation. Et même si je trouve ça tout à fait louable, une part de moi s’interroge. A quoi servent ces visites, puisque de toute évidence elles n’ont aucun impact (ou si peu) sur ma grand-mère? S’agit-il de se conformer à la norme sociale et morale qui permet de placer ses vieux dans une maison de retraite à condition de leur rendre des visites régulières pour se donner bonne conscience? S’agit-il, moins cyniquement, d’une obligation du coeur, parce qu’une personne nous a beaucoup donné autrefois et qu’on a le sentiment de lui devoir cette présence intermittente jusqu’au bout, même si elle ne s’en rend pas compte?
Je ne peux pas m’exprimer au nom de mon oncle et de ma tante, ni de tous les autres gens qui ont un proche en maison de retraite. Mais je crois savoir pourquoi j’y suis allée, moi. Pour la même raison que, lorsque j’ai décidé de faire du bénévolat, mon choix s’est porté sur les Petits Frères des Pauvres qui s’occupent de personnes âgées en « situation de détresse » plutôt que sur une association un peu plus laïque et un peu plus moderne comme les Restos du Coeur. Parce que même si les SDF sont une catégorie de population qui me touche énormément (au point que l’hiver, j’évite certains quartiers de Bruxelles où je sais qu’ils sont nombreux pour ne pas me retrouver en larmes au bout d’un quart d’heure), je ne peux pas dire que j’aie peur de finir comme eux. Alors que les vieux tout seuls, sans plus personne pour s’occuper d’eux que des gens qui sont payés pour ça… Je sais que ce sera moi un jour, si je vis jusque là. Je crois qu’en rendant visite à ma grand-mère qui se fichait que je sois là ou pas, c’est à mon moi futur que je voulais éviter d’être abandonné.
Même si ta grand-mère ne capte plus rien,ses enfants ont raison de lui rendre visite,c'est une question d'humanité,pas seulement de '"norme sociale" (d'autant qu'avec le jeunisme ambiant,bientôt la norme sera d'abandonner nos vieux parce qu'on a quand même autre chose à foutre,tout va si vite et ils sont si inutiles et lents…en plus ils coûtent si cher: http://www.lepost.fr/article/2010/05/10/2067823_alain-minc-et-les-soins-pour-les-vieux-le-sarkozysme-a-visage-inhumain.html )
Ta grand-mère a peut-être une minuscule part de lucidité,quelque chose de lointain dans son inconscient qui ressent encore quelque chose de capital: son fils(ou sa fille) ne l'a pas abandonnée,il(elle) se donne la peine de venir 2 ou 3 fois par an car elle n'est pas un objet cassé relégué dans un grenier,c'est toujours une personne,malgré tout.
Elle l'a mis au monde,élevé,aimé sans doute et tant pis si ça prend un peu de temps précieux et ça semble inutile.
Si les enfants abandonnent complètement leurs parents à la fin de leur vie,parce que,de toutes façons,ceux-ci n'ont plus toute leur tête,alors c'est que la Monde va plus que mal.
Alain Minc (ce sombre connard) a reconnu qu'il avait exagéré ses chiffres pour donner plus de poids à ses arguments.
Et je ne suis pas pour l'abandon des vieux, au contraire, je trouve dommage que les modes de vie modernes ne permettent plus de garder les familles unies (même si je n'ai pas de solution à proposer; s'il en existait une je pense que quelqu'un de plus intelligent l'aurait trouvée avant moi).
Pour le reste, oui, on peut toujours garder l'espoir qu'une petite partie de l'esprit de ces personnes âgées et perçoit et est réconfortée par la présence des leurs… Mais je ne sais pas si médicalement, ça tient la route. Et si ce n'est pas le cas, alors… leur rendre visite est quelque chose qu'on fait pour soi, pas pour eux. Enfin je crois.
Je crois que ça doit être difficile de savoir que sa maman est en vie même si déconnectée dans une maison de retraite et de ne pas aller la voir, ça reste sa maman…on ne peut pas complètement oublier et continuer sa vie me semble-t-il.
Alors oui on ne peut pas échanger, c'est notre mère et pourtant ce n'est plus elle, elle aura oublié la visite aussitôt partis, mais j'espère que des bises, des caresses sur sa main, ou son bras, et puis la douceurs des voix entendues lui font du bien pendant la visite et juste cela ca le justifie…
J'ai aussi fait du bénévolat chez les petits frères et j'ai eu l'occasion de visiter une personne qui ne se souvenait jamais qui j'étais avec qui j'avais quasi toujours la même conversation, et on jouait à la bataille (passionnant non? 🙂 ) et pourtant juste pour voir son sourire quand elle m'ouvrait la porte ça justifiait ce moment qui serait vite oublié.
J'ai également été confrontée à cette situation avec ma grand-mère.
A la différence près que, comme sa maison de retraite était tout près de chez moi, j'y allais une fois tous les 15 jours, environ.
Ce n'était jamais très long, une fois sur deux elle ne me reconnaissait pas, mais j'y allais quand même.
Evidemment, son état de santé s'est détérioré et la lucidité l'a peu à peu quittée.
A chaque visite, je repartais en me disant que la prochaine fois, ce serait surement pire.
Alors pourquoi ai-je continué à y aller ?
La norme sociale, peut être, la culpabilité de la savoir seule toute la journée, peut être aussi.
En fait, je crois que ce qui a continué à me motiver à y aller (parce que, vraiment, il fallait chercher de la motivation, ce n'était pas franchement une partie de plaisir), c'est de me dire que même si elle ne me reconnaissait pas, elle avait quand même conscience d'avoir eu de la visite ce jour là.
Même si elle pensait souvent que c'était une gentille infirmière qui était venue lui apporter des fleurs,
même si, à la fin, elle ne semblait plus beaucoup (puis plus du tout) réagir à ma présence.
Vraiment, je me disais que, s'il y avait ne serait-ce qu'une once de conscience de la présence de quelqu'un venu la voir, ça valait le coup.
Dans une maison de retraite, même si la personne de sa famille qui y réside ne semble plus rien capter, on peut aussi en profiter pour dire bonjour aux autres résidents, se présenter comme la petite fille de Mme Untel, un sourire, une poignée de main, un regard pour dire une sympathie, apporter un peu de "l'extérieur", pas uniquement pour se donner bonne conscience mais surtout pour être solidaire.
Je n'ai jamais été confronté à cette situation mais est-ce que ce n'est pas aussi parce qu'on les aime qu'on rend visite à ses parents ou grands-parents une fois placés en maison de retraite ?
Pour certains assurément, c'est pour briller le jour de l'enterrement. Je ne sais pas comment se passe les enterrements dans les autres Pays, mais chez nous, il y a un apéro après et forcément on parle de celui qui vient de s'en aller. Alors forcément les questions du genre : "tu l'as vue ces derniers jours ?" ou les affirmations pour faire bien "Oh ! Moi, mais j'y allais tout le temps !" fuse de toute part… On se donne ainsi bonne conscience…
Mais pour la famille proche, j'aime à penser qu'on est simplement guider par l'amour qu'on leur porte. J'ai perdu ma marraine il y a quelques temps maintenant. Je suis allée la voir le jour de sa mort, en quittant sa chambre, je savais que je ne la reverrai plus. Je suis rentrée à la maison, j'ai préparé le souper et je suis repartie. Je suis arrivée une demi-heure avant son départ. J'étais bien d'être là pour l'accompagner. Je n'ai pensé qu'à elle et à son bien être pour qu'elle ne parte pas seule. Elle a souvent été là pour moi dans les grands moments de ma vie, je voulais être présente jusque bout, lui montrer que je ne l'abandonnais pas. Et puis quand elle est partie, je me suis rendue compte qu'égoïstement j'avais oeuvré pour mieux vivre son départ et pour que je me sente bien face à ça.
Bref, pour moi c'est de l'amour et un manière de rendre la disparition "supportable".
No comment… Je peux essayer de t'expliquer tout ça, mais en privé… prépare juste les mouchoirs…
"on a le sentiment de lui devoir cette présence intermittente jusqu'au bout" écris-tu…
On y va peut-être simplement parce que même absente, changée, on continue d'aimer cette personne…
L'amour, oui, bien sûr qu'il entre en ligne de compte. Mais je ne suis pas une personne affective, je suis quelqu'un de très terre-à-terre. Je cherche à tout expliquer de manière logique, peut-être trop parfois. J'ai besoin de raisons concrètes, d'explications rationnelles. Alors que sur ce coup-là, en effet, il n'y en a peut-être pas.
Mon grand-père aussi était en maison de retraite, lui avec toute sa lucidité, malheureusement il était loin de nous. Et déjà dans ce cas c'était difficile de lui rendre visite (conscient de son état il répétait souvent qu'il voulait mourir).
Alors rendre visite à quelqu'un qui ne l'est plus trop…Je le ferai encore sans doute, pour les bons moments passés pour lesquelles je veux la remercier, pour ces maigres instants de lucidité qu'elle pourrait avoir, pour….juste comme ça aussi. c'est difficile à dire.
Je travaille auprès d'eux, auprès de ces "vieux"…depuis 7 ans…Ces papis et mamie qui n'ont plus personne pour les visiter nous disons d'eux ils sont "abandonnés" et ceux qui ont beaucoup de visites c'est soit parce que la relation est fusionnelle soit parce qu'il y a un sentiment de donner ce que l'on a reçu dans le passé: l'amour et la présence. Mais la question est plus que délicate et mériterait une longue réflexion. Il m'est arrivé de pleurer discrètement à côté de famille ou d'être émotionnellement sensible tout comme il m'arrive plus souvent de les soigner par habitude ce qui n'est pas très louable. Je crois que l'on ne doit pas se forcer à visiter un proche sinon l'échange ne me semble pas positif. Si la personne,car nos papis et mamies sont bien encore des personnes,est atteinte de la maladie d'Alzheimer alors là cela dépend du stade avancé ou pas de la pathologie mais ce qui est sûr c'est que cette personne là est dans son monde: celui de la maladie qui la touche et qui la tient. Tout cela pour dire que c'est au cas par cas mais il ne faut pas regretter de n'avoir pas fait ou de ne pas leur avoir dit "je t'aime" avant la fin, avant leur départ pour les étoiles….
NOISETTE
Je considère la visite ou l'échange avec des personnes peu ou pas lucides, très diminuées et/ou proches de la mort comme une "expérience limite", une "expérience extrême" de laquelle on peut beaucoup apprendre.
Je la rapprocherai de l'échange avec un nouveau-né qui a une connotation plus positive ("pas encore"). Un être qui n'a pas encore de langage articulé et dont on ne mesure pas toujours la portée de la conscience et la compréhension, un être humain qui nous semble étranger, dont on n'a pas encore le "mode d'emploi".
J'ai eu l'occasion de passer une nuit à l'hôpital avec ma nièce qui avait un ou deux jours et sa maman. Durant cette nuit et les moments où je m'occupais d'elle lors des heures de visite, j'ai essayé d'accueillir ce bébé, considérer ce minuscule être comme une personne. Je trouve que les berceuses (tiens, il faudrait essayer les chansons qu'elles aimaient avec les vieilles personnes) et autres babillages n'ont qu'un temps. Qu'il fallait passer un autre niveau, trouver une autre communication. Je voulais la rassurer et l'accueillir: j'ai donc peu à peu adopté une respiration lente et ample, essayé de "irradier"de calme et de bien-être, tout en
étant attentive à son visage, à ses réactions …
Je ne sais pas si ma nièce l'a senti et apprécié mais j'ai beaucoup apprécié ces moments.
Par la suite, j'ai utilisé cet "état" réceptif avec ma grand-mère qui ne pouvait plus parler et mon grand-père qui a Alzheimer.
Merci beaucoup pour tous ces témoignages, je trouve très intéressant ce quevous dites au sujet de la communication avec quelqu'un qui semble hors d'atteinte… C'est à méditer 🙂
Armalite écrivait en commentaire:
>>Pour le reste, oui, on peut >>toujours garder l'espoir qu'une >>petite partie de l'esprit de ces >>personnes âgées et perçoit et >>est réconfortée par la présence >>des leurs… Mais je ne sais >>pas si médicalement, ça tient la >>route. Et si ce n'est pas le >>cas, alors… leur rendre visite >>est quelque chose qu'on fait >>pour soi, pas pour eux. Enfin je >>crois.
J'aime à croire qu'il y a des chaleurs et des présences qui laissent des traces même éphémères.
Peut-être ai-je le rôle facile car je n'ai pas fait beaucoup de visites sur une longue période mais je dirais que ces visites peuvent nous apprendre à :
1° Etre exactement, là, ici et maintenant, être en paix en et avec soi et tendu vers l'autre. Sans masques, sans rôles à jouer. D'accepter ses émotions, ses ressentis.
J'ai partagé un de mes meilleurs moments avec mon grand-père alors qu'il avait un bref moment de lucidité, toutefois sans se rappeler qui j'étais, parce qu'il ne se comportait pas en grand-père et que c'était un rapport direct entre deux personnes.
2° Dépasser le malaise, inventer de nouveaux moyens de communication, être créatif —sans trop y mettre d'espoir
ni tomber dans un déni de l'état du malade— (jeu de cartes, jeux de ballon, musique, …). A ma grand-mère qui ne pouvait plus parler et qui n'a plus la force d'écrire plusieurs mots mais qui était lucide, je lui ai demandé quelle était sa couleur préférée. Je ne la connaissais pas et c'était pour moi, en un mot trop court, un moyen de rendre à ma grand-mère son statut de personne ("personne intemporelle", en dehors de ses problèmes de santé et de sa fin de vie).
3° S'interroger sur et confronter à des tas de questions, de peurs, de malaises, d'impuissances. Au sujet de sa propre vie, de leur vie qui a filé, de l'indicible, de la conscience et la perte de lucidité, la dégradation, le sens ou l'absurdité de la douleur (et le parie que l'on fait), l'impuissance des proches, de l'humanité et de la façon dont
elle peut se traduire, de ce qui peut être partagé entre les êtres vivants, … D'apprendre le lâcher-prise. De se recueillir sur une fin de vie et sur la vie qui l'a précédé. Et, peut-être, de prendre ses dispositions pour notre propre fin.
J'aime aussi beaucoup le commentaire de Véronique, sur le fait "d'apporter un peu d'extérieur" à la maison de retraite, pour être "solidaire" et la remarque de Ladypops disant que c'est "de l'amour "et un moyen de "rendre la disparition"(le deuil) "supportable".
Pour me donner des pistes sur les moyens d'accompagner ma grand-mère, j'avais lu "La mort intime : Ceux qui vont mourir nous apprennent à vivre" de Marie de Hennezel.
Même si ce livre a une conception religieuse de la mort que je ne partage pas (mais qui n'est pas le thème principal), il décrit de façon très humaine l'accompagnement des personnes en fin de vie et raconte concrètement de nombreuses expériences.