Elle est plantée face à nous. Hésitante, perdue et si frêle. Elle ne doit pas mesurer plus d’un mètre quarante à présent. Tristement elle murmure: » Ah mais alors maintenant, j’ai le cafard que vous partiez. »
Derrière elle, une demi douzaine d’autres vieilles femmes sont avachies devant un poste de télé dans le hall baigné par un magnifique soleil automnal. L’une d’elle dort dans son fauteuil roulant, la tête affaissée sur sa poitrine et la bouche grande ouverte. Les autres ont le regard vague des gens qui n’ayant plus rien à espérer se déconnectent de la réalité. Je crois que le son de la télé est coupé; en tout cas, je n’entends rien sinon sa voix qui me serre le coeur.
Elle a été très gaie pendant toute la visite. Elle a beaucoup ri et répété plusieurs fois « Ah, je suis drôlement contente que vous soyez là ». Elle ne savait pas qui on était. S’en moquait un peu, sans doute. Elle ne nous a posé aucune question, ne m’a pas interrogée sur mon compagnon qu’elle voyait pour la premère fois ni sur le Japon d’où nous lui avions envoyé une carte postale. En revanche, elle s’est montrée intarissable sur son enfance. Sur sa mère qui travaillait si dur: « C’est pour ça qu’il faut que je rentre bientôt chez moi. Je ne peux pas la laisser seule trop longtemps. Elle est fatiguée et son bras lui fait mal en ce moment. » Sur son père qui les avait abandonnées avec sa soeur et ne s’était plus jamais souciées d’elles, au point de ne « jamais rien leur offrir, pas même un bonbon ». Elle l’a répétée maintes fois, cette expression; on sentait bien sa rancoeur d’avoir été l’unique fillette de son école privée de friandises. Et puis elle a encore évoqué son désir de retourner à la plage, de se baigner comme elle l’a fait pratiquement tous les jours de sa vie de retraitée jusqu’à ce qu’elle ne soit plus capable de sortir de chez elle.
La mer se trouve à moins de deux kilomètres de cette « bastide » où elle va finir ses jours. Elle ne la reverra jamais.
Lorsque nous avons voulu prendre congé, elle a d’abord tenté de nous retenir en nous offrant, avec une insistance dans laquelle perçait une pointe de désespoir, des chocolats de la boîte que nous lui avions apportée. « Je ne peux pas les garder, je vais bientôt rentrer chez moi, je risque de les oublier ici », a-t-elle marmonné, au bord de la panique. Puis elle nous a suivis dans le couloir tandis que nous nous dirigions vers l’ascenseur et que nous composions le code en priant pour qu’il arrive vite, nous épargnant une scène pénible.
Il n’y a pas eu de scène pénible. Une dernière étreinte maladroite, gestes empêtrés par les larmes qui montent aux yeux; une promesse de revenir qu’on ignore si on pourra tenir. Et dans l’ascenseur, en attendant que les portes se referment sur sa silhouette minuscule et résignée, deux questions sans réponse dans ma tête: « Comment est-ce que je peux la laisser là? Comment est-ce que je peux ne pas la laisser là? »
Ah, ça me rappelle l’époque où j’allais voir ma grand mère quasi toutes les semaines dans son home.
Que de sentiments se mêlent dans ces rencontres : entre bonheur de la voir et tristesse de la voir ainsi. Entre l’envie de l’emmener avec nous et la conscience que n’est pas possible.
Mais qu’est-ce que j’ai adoré l’écouter pendant des heures me parler de sa jeunesse et partir avec elle dans ses délires. Ca avait l’air de lui faire tellement plaisir que je sois son fils, le voisin, le bourgmestre, le type de la télé… et même parfois, oh miracle, son petit-fils…