Elever l’altitude du quotidien

Depuis la fin de la pandémie, pour des raisons tout à fait indépendantes de ma volonté, je n’ai pas pu voyager aussi souvent ni aussi loin que j’en avais envie. Je ne me plains pas du tout, car j’ai quand même eu la chance de visiter plein de beaux endroits. Mais ces empêchements m’ont obligée à réfléchir à la place qu’occupaient les voyages dans ma vie.

Depuis que je suis adulte, je répète qu’il n’y a que trois choses qui m’intéressent vraiment – sans ordre spécifique: passer du temps avec les gens que j’aime, voyager et créer. Hormis pour Chouchou, les gens que j’aime n’ont plus guère de temps à m’accorder depuis des années. Ca ne me laisse que deux choses, dont l’une est assez dépendante de l’autre. J’aime écrire, dessiner et faire de l’art journaling; la nouveauté des paysages, des cultures et des activités a toujours été mon principal stimulant. J’ai donc tendance à penser que je perds mon temps quand je ne suis pas en train de voyager.

En vérité, il y a sans doute une part de snobisme là-dedans. Plus je vais loin, plus je m’aventure dans des lieux exotiques pour moi et pour mon cercle de référence, plus j’ai l’impression de vivre fort. De profiter au maximum. De gagner au grand jeu de l’oie de l’existence. Je suis pourtant quelqu’un qui se compare très peu aux autres, qui les envie rarement et qui ne cherche pas du tout à susciter jalousie ou admiration. Alors, pourquoi?

Je mets une partie de la faute sur les réseaux sociaux. Bien entendu, j’y suis surtout des gens qui voyagent (ou qui créent), ce qui m’inspire mais qui tend aussi à provoquer un FOMO perpétuel. Même en ayant assez de recul et d’expérience pour savoir que rien n’est jamais tout rose, que l’obtention de belles images/de chouettes récits a souvent coûté cher en argent, en énergie et peut-être en expériences négatives, c’est assez difficile de lutter contre ça.

Je suis néanmoins aidée par le fait qu’en vieillissant, je supporte de moins en moins les longs trajets en avion, et que j’appréhende de plus en plus les incidents susceptibles de conduire à un meltdown. Un jour, ma réticence à m’infliger des situations stressantes de mon plein gré l’emportera sur les bénéfices que j’espère en retirer.

Et puis, même si beaucoup des moments les plus marquants de mon existence sont des souvenirs de voyage, une vie, ça ne se résume pas aux pics d’une courbe de dopamine. Aux événements qui dépassent d’une bonne têtes la ligne plus ou moins plate du quotidien. Une vie, pour l’essentiel, c’est la ligne plus ou moins plate du quotidien.

Les croissants trempés dans du chocolat chaud le dimanche matin. Les bras de mon amoureux qui se referment sur moi le soir dans notre lit. Mes pitreries dans les musées d’art contemporain. Le ronron de mes chats – anciens et peut-être futurs. La satisfaction de réussir à adapter un jeu de mots dans une traduction. L’attente blasée de Rep TV (celles qui savent, savent). M’absorber complètement dans un bon livre. Avoir les larmes aux yeux en pensant à mon père, et aussi en écoutant « Comfortably numb » des Pink Floyd. Guetter les premières cerises chaque année. Découvrir un peu plus chaque jour à quel point mon autisme a tout conditionné dans ma vie. Hésiter au resto devant le verre de vin que je paierai le lendemain. Profiter du moindre prétexte pour retourner arpenter les rues d’Aix-en-Provence.

Et je me dis qu’au final, c’est en élevant l’altitude de cette ligne plus ou moins plate, en m’efforçant d’embellir mon quotidien de toutes les façons possibles, que j’ai le plus d’impact sur la qualité globale de ma vie. Pas en me mobilisant tout entière pour créer quelques semaines exceptionnelles dans l’année, mais en relevant le niveau général de mon ordinaire. En identifiant et en multipliant mes glimmers. En rendant mon intérieur aussi pratique et douillet que possible. En ne portant que des vêtements que j’aime et dans lesquels je me sens bien. En ne fréquentant que des gens dont la compagnie m’est agréable.

En travaillant à aplanir les obstacles récurrents sur lesquels je bute. En m’investissant dans ma relation avec mon amoureux. En entretenant ma forme physique. En accompagnant le flux des saisons au lieu de me raidir contre lui. En sachant voir le beau, l’insolite et l’absurde partout où je passe. En étant moi à fond, même quand ce moi n’est pas très consensuel, parce que la vie est trop courte pour faire semblant d’être quelqu’un d’autre et pour se contorsionner au nom de la popularité.

(Il y a 8 ans, je disais déjà la même chose, en plus concis, dans le point 12 de cette liste qui a très bien vieilli.)

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