Trois gorgées d’amertume

Longtemps, j’ai pensé que les médicaments, c’était pour les faibles. Il fallait que j’agonise pour consentir à prendre ne serait-ce qu’un Doliprane. Oui, c’était une croyance idiote, basée en partie sur l’attitude de mon propre père vis-à-vis de tous les soins médicaux, en partie sur mon besoin de croire que ma volonté pouvait venir à bout de tout (spoiler: non), et surtout sur le fait que j’étais en assez bonne santé pour ne pas avoir un besoin vital de médicaments.

Bien entendu, les drames ordinaires de la vie se sont chargés de me détromper au fil du temps.

En 2009, mon anxiété avait atteint de tels sommets que je devenais suicidaire. Je me suis décidée à accepter les anti-dépresseurs que mon docteur me proposait. Pendant six mois, j’ai dormi douze heures par jour et erré comme un zombie les douze autres. Je ne souffrais plus; en fait, je ne ressentais plus rien du tout à part une faim dévorante qui m’a fait prendre 10 kilos jamais reperdus depuis. J’ai fini par me sevrer. J’ai retrouvé mes émotions, un appétit normal et… mon anxiété, revenue à la charge sitôt le champ libre.

Les années qui ont suivi, j’ai testé tout ce que j’ai pu pour en venir à bout. J’ai lu des tas de livres sur le sujet; j’ai essayé différentes formes de thérapie. Ma santé mentale suivait une sinusoïde: parfois, j’allais bien pendant plusieurs mois d’affilée, et puis un événement extérieur appuyait sur un mauvais bouton, et je retombais très bas très vite.

En 2020, de nouveau, je me suis retrouvée avec des idéations suicidaires assez fortes pour accepter un autre type d’anti-dépresseurs. Ca a été bien pire que la première fois: non seulement mon anxiété n’a pas disparu, mais au bout de trois semaines, j’étais prête à me foutre en l’air pour de bon. J’ai jeté les médocs et commencé une thérapie comportementale et cognitive qui n’a rien donné, mais qui m’a convaincue de faire diagnostiquer mon autisme. Excellente décision en soi, qui m’a permis d’améliorer beaucoup de choses dans mon quotidien sans cependant régler le problème de fond de mon anxiété.

L’an dernier, j’ai traversé six mois absolument horribles à partir de la mi-avril. Je voyais à ce moment-là une autre psy, qualifiée pour prendre en charge des patients neurodivergents. Je la trouvais très sympathique, mais une fois de plus, elle ne m’aidait pas du tout. Me voyant toucher le fond, elle a suggéré que je consulte un psychiatre de ses connaissances pour chercher un traitement médicamenteux approprié.

J’étais super sceptique après mes deux mauvaises expériences précédentes, mais j’étais aussi à bout une fois de plus. Donc, j’y suis allée. Le type était ultra-antipathique; j’ai eu envie de lui flanquer des baffes pendant une heure, et la consultation m’a coûté un rein. Mais l’ordonnance avec laquelle je suis ressortie de son cabinet a changé ma vie.

Je ne vais pas faire ici la publicité du médicament que je prends depuis maintenant un peu plus de quatre mois. Je ne pense pas que ce soit un produit miracle (si ça existait, ça se saurait): juste celui qui convenait à mon cas individuel. Je veux seulement souligner de quelle façon radicale et simplissime il a fait disparaître l’anxiété insupportable qui me pourrissait l’existence depuis 2008.

Contrairement aux anti-dépresseurs testés précédemment, il a très peu d’effets secondaires perceptibles. J’ai juste la bouche sèche en permanence, ce qui m’oblige à me laver les dents quatre ou cinq fois par jour. Et les deux premiers mois, mes nuits étaient entrecoupées de réveils incessants, mais ça a fini par se tasser. Pour le reste, ce médoc a la réputation de provoquer des troubles cardiaques chez certain.es patient.es, et comme j’ai justement des soucis de ce côté-là, je suis en train d’investiguer. Au pire, je retournerai chez le psychiatre insupportable pour lui demander de le remplacer par un autre à base de la même molécule, mais sans cet effet secondaire précis. (D’après les sources sérieuses que j’ai consultées en ligne, oui, il y en a.) A part ça, son seul vrai défaut, c’est d’être épouvantablement amer – rien de bien grave, donc.

Les deux premiers mois de l’année 2024 ont vu se concrétiser l’hypothèse qui me faisait tant flipper au début de l’automne 2023. Puis de potentiels problèmes cardio-vasculaires sont venus se greffer là-dessus. Et au lieu d’hyperventiler, de faire une attaque de panique ou de rester prostrée en PLS pendant des semaines, j’ai traversé tout ça très rationnellement, de manière presque zen. Ca ne m’a pas empêchée de travailler, ni de profiter de mes activités avec Chouchou malgré les limitations imposées par les circonstances. Ca ne m’a pas fait voir l’avenir en noir c’est noir il n’y a plus d’espoir. Ca ne m’a donné aucun cauchemar de nous deux finissant sous les ponts, ou de moi en fauteuil roulant avec les capacités motrices et l’intellect d’un poireau vinaigrette.

Pour la première fois de ma vie, j’ai réellement eu confiance en mes capacités d’adaptation et en le fait que le pire n’est jamais certain. Pour la première fois de ma vie, mon amygdale est restée miséricordieusement muette. Pour la première fois de ma vie, je me suis inquiétée juste ce qu’il fallait pour prendre les mesures nécessaires, et pas un poil de plus. Jusqu’ici, les événements m’ont donné raison: l’Affaire-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom s’est super bien terminée. Pour ce qui est de ma santé, je passe plein d’examens dans les deux semaines à venir, et je les aborde assez sereinement.

Je n’ai pas le souvenir de m’être déjà sentie aussi bien dans ma tête. Genre, jamais. Ni enfant, ni ado, ni même jeune adulte avant 2008. J’ai toujours dit que j’étais une meilleure personne aujourd’hui qu’à 20, 30 ou 40 ans, sauf que mon anxiété m’avait toujours empêchée d’en profiter vraiment. Et là… je découvre la vie sans un nuage noir perpétuel au-dessus de la tête, sans l’impression qu’un danger est tapi en embuscade derrière chaque tronc d’arbre et sous chaque porte cochère, sans l’impression que l’univers n’attend qu’un faux pas de ma part, un instant de relâchement de mon hyper-vigilance pour me tomber sur le râble.

Tout ça contre trois gorgées d’amertume tous les jours avec mon repas de midi.

Trois gorgées d’amertume qui, après plus de 15 ans de souffrance parfois aiguë, ont réussi là où toutes les autres options nécessitant un travail personnel constant et acharné avaient échoué.

On est peu de choses face à sa propre chimie.

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