L’héritage de mon père

Le talon d’encaissement d’un chèque d’anniversaire au dos duquel il avait écrit « Bons vingts ans », avant de barrer soigneusement le s en diagonale quand on lui avait fait remarquer qu’il n’en fallait pas. Un sac de couchage bleu à fleurs, absolument hideux, acheté pour ma soeur du temps où elle faisait des colonies de vacances, et qu’il avait récupéré plus tard pour partir à la chasse avec ses copains. Un tableau de pin’s de collection sur le thème des héros de bande dessinée, qu’il avait fini par me donner parce que je le convoitais depuis longtemps et que la BD, c’était mon truc bien plus que le sien. Une collection de beaux galets ramassés à la Chaussée des Géants, en Irlande, et qui trône sur une des étagères de ma bibliothèque. Deux tabourets de bar que j’avais réclamés en cadeau de Noël l’année où j’ai emmenagé dans l’appart’ de Monpatelin, et à cause desquels il a traumatisé la vendeuse de chez Interiors.

Mon tout premier MacBook, avec une coque en plastique blanche, dont je n’ai jamais réussi à me séparer parce que c’est la dernière chose qu’il m’a (indirectement) offerte le Noël après son diagnostic de cancer. Un gros guide des oiseaux d’Europe, avec des illustrations magnifiques et une odeur gravée dans toutes les fibres de mon être. Son livre de comptes de l’année 1997, couvert de son écriture si régulière qu’on dirait des caractères d’imprimerie. La chevalière en or et onyx frappée de ses initiales, qu’il ne portait plus depuis longtemps et qui ne me va pas, mais que j’ai quand même récupérée après sa mort. La nu-propriété du quart d’une maison située dans une petite commune de la banlieue toulousaine.

Ma petite taille – il culminait à 1m60, moi à 1m54 si j’imagine qu’une ficelle plantée au sommet de mon crâne me tire vers le plafond, comme le conseillait ma première prof de danse classique. Des bras trop courts qui faisaient le désespoir de ma mère, obligée d’adapter le patron de tous les pulls qu’elle nous tricotait. La forme des ongles des mains et des pieds. Une tendance à l’hypertension oculaire.

Une hyperacousie handicapante qui m’oblige à dormir avec des bouchons d’oreille, me fait fuir les endroits bruyants et me donne des envies de meurtre quand quelqu’un parle trop fort dans un espace public. Une méfiance qui confine à la paranoïa, et qui entraîne une hyper-vigilance constante. Une sociabilité à deux vitesses: je peux être absolument charmante à l’occasion, mais plus souvent mutique ou désagréable face aux gens à qui je n’ai pas envie de parler. Une franchise brutale souvent perçue comme de l’agressivité.

Un côté archi-pragmatique et terre-à-terre, qui me pousse à rejeter en vrac la religion et les pseudo-sciences. Une tendance à éviter les confrontations, mais à devenir extrêmement méchante quand je me sens acculée. Le sentiment d’être responsable des gens que j’aime et tenue de les protéger. Un grand sens du devoir et une excellente éthique du travail. Le soin que je prends de mes affaires: quand j’apporte des livres à la bouquinerie, les vendeurs croient toujours qu’ils n’ont même pas été lus. Un goût pour la solitude. Une anxiété dévorante qui me pousse à envisager toujours le pire et à dresser des plans B, C et D au cas où.

Un besoin de tout compter et noter, de faire des listes, de conserver des traces et des références. Une quasi-incapacité à exprimer de l’affection, que ce soit verbalement ou physiquement. Un humour noir souvent mal perçu. Une indifférence absolue à l’avis des autres. Une rancune tenace – je ne me venge pas, mais je ne pardonne jamais. Une honnêteté à toute épreuve et un sens très développé de la justice. Une idée inflexible de comment les choses devraient se passer. Beaucoup d’énervement et de frustration quand les choses ne se passent pas comme elles devraient.

Une sainte horreur du changement. L’importance des rituels pour ma santé mentale. Un besoin que tout soit en ordre, droit et rangé comme il faut au millimètre près. Une tendance à vouloir tout contrôler et imposer ma façon de faire aux autres. Une ponctualité maladive. Une nature profondément pessimiste. Une tendance à offrir des solutions pratiques plutôt qu’une oreille compatissante ou une épaule sur laquelle pleurer. Une gêne proche de la panique face aux débordements émotionnels des autres. Un immense besoin de sécurité matérielle. En cas de surstimulation, des meltdowns atroces – je me griffe les bras et me frappe la tête contre les murs, lui piquait des colères homériques.

Beaucoup de ces traits de caractère partagés peuvent également être des manifestations de troubles du spectre de l’autisme.

Et 50% des personnes autistes ont un parent qui l’était également.

J’ai su très tard pour moi. Je ne saurai jamais pour lui.

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