Les traductions les plus galères de ma carrière #2

 

En 2004, une éditrice avec qui je n’avais jamais travaillé m’a contactée pour me proposer un projet d’envergure. Elle avait acheté les droits français d’une série de fantasy récente, mais faisant suite à deux trilogies « classiques » parues dans les années 70 – et avant de publier les nouveaux tomes, elle voulait ressortir les anciens dans une traduction modernisée, au rythme de deux par an. 

Quand on est traducteur littéraire, une longue série, c’est un peu le jackpot: l’assurance d’avoir un planning qui se remplira tout seul pendant des années. Et puis la fantasy, je maîtrisais à fond – ça faisait dix ans que je ne traduisais pratiquement que ça. J’ai donc accepté avec empressement, d’autant que la rémunération proposée était supérieure à tout ce que j’avais touché jusque là: quelque chose comme 17€ du feuillet d’imprimerie français, me semble-t-il. 

Ce fut pour moi l’occasion d’apprendre une leçon très importante: quand on est payé à la tâche, le tarif proposé n’est pas le seul facteur déterminant. Il faut aussi tenir compte de la difficulté de la tâche. Concrètement: un texte payé 12€ du feuillet, mais si facile qu’on peut en traduire 10 feuillets de l’heure, sera au final bien plus rentable qu’un texte payé 17€ du feuillet dont on pondra péniblement un feuillet toutes les quinze ou vingt minutes.

Jamais je ne me suis autant arraché les cheveux qu’en bossant sur cette série. D’abord, les bouquins étaient longs, TRES longs: environ 1,5 millions de signes pièce, ce qui vu leur difficulté signifiait 3 mois de travail sur chaque tome (et à deux tomes par an, j’y ai donc consacré plus de la moitié de ma vie professionnelle pendant plusieurs années). Ils contenaient des descriptions de paysages monotones et interminables qui n’auraient pas déparé dans « Le seigneur des anneaux » – dont l’auteur semblait d’ailleurs s’être fortement inspiré. Or, ce dans quoi j’excelle vraiment, c’est plutôt les dialogues. Là, si j’en avais trois lignes par chapitre, c’était le bout du monde. 

Le héros était le personnage le plus antipathique qu’un auteur m’ait jamais infligé, perpétuellement en colère et en train de geindre sur son sort. Accessoirement, il violait une fille de 16 ans avant la page 100 du premier tome. J’ai compris assez vite que j’allais beaucoup grincer des dents en le traduisant. Mais le pire, c’était le style aussi archaïque que grandiloquent: phrases pleines de circonvolutions, images psychanalytiques comme s’il en pleuvait, termes parfois si désuets que plus aucun dictionnaire ne les mentionnait… L’éditrice m’avait confié le soin de « le moderniser sans le trahir », autrement dit, de trouver le juste équilibre entre respect de la VO et nécessité qu’un lecteur français puisse lire ça jusqu’au bout sans avoir envie d’y foutre le feu. Un numéro de funambule qui m’a souvent fait transpirer à grosses gouttes. 

J’ai reçu pour cette série beaucoup de compliments de collègues ou de sites spécialisés. Mais malgré un très bel effort de promotion, les deux premières trilogies se sont trop mal vendues pour que l’éditrice envisage de poursuivre avec les nouveaux tomes. Je ne vais pas mentir: j’ai poussé un énorme soupir de soulagement quand elle me l’a annoncé. En théorie, rien ne m’obligeait à continuer car même pour une série, on signe les contrats tome par tome. En pratique, je me sens toujours une obligation morale de poursuivre ce que j’ai commencé. C’est délicat de changer de traducteur au milieu d’une série, surtout dans un univers imaginaire qui génère un très long lexique, et encore plus avec un style si particulier à respecter.

2 réflexions sur “Les traductions les plus galères de ma carrière #2”

  1. Il n'y a rien de pire que le changement de traducteur ! Surtout quand les gens qui se vouvoyaient se tutoient tout d'un coup, ou le contraire !

  2. @Athena: en principe, on note tout ça dans un lexique pour éviter les erreurs de continuité (y compris quand le traducteur reste le même, car d’un tome à l’autre on ne peut pas se souvenir de tous les détails).

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