« On ne peut plus rire de rien »

Cette petite phrase, vous l’avez déjà entendue. Généralement, elle sort de la bouche de quelqu’un qui vient de lancer une blague raciste, homophobe ou autre joyeuseté excluante, à qui on l’a fait remarquer et qui s’en offusque en levant les yeux au ciel. C’est vrai, quoi, si on ne peut plus se moquer des minorités, où va-t-on?
Ce à quoi j’ai envie de répondre: « Euh, vers un monde plus bienveillant? ». 

Moi aussi, j’ai grandi dans une époque où on pouvait raconter plus ou moins n’importe quoi sans s’attirer les foudres de personne. Moi aussi, j’ai fait mon lot de blagues pourries sur la radinerie supposée des Ecossais, imité un soi-disant accent africain en escamotant mes « r », ajouté « une fois » en fin de phrase pour faire parler d’imaginaires Belges, ricané de la prétendue stupidité des blondes, pris la voix haut perchée et les intonations maniérées qu’on prêtait alors aux homosexuels (couramment désignés par des termes beaucoup moins élégants), répété en me bidonnant des « Ta mère est tellement grosse que… ». 
Et vous savez quoi? Je suis bien contente que ce soit fini. Parce que ça n’était pas une époque où les catégories de personnes visées étaient moins susceptibles: c’était juste une époque où elles souffraient en silence. Ce qui faisait de moi une sale brute – sans mauvaise intention à la base, mais une brute quand même. Une brute par ignorance. Je ne peux que me réjouir que les mouvements sociaux des dernières décennies m’aient ouvert les yeux et poussée à inverser la vapeur. 
Car si on peut éventuellement pardonner à ceux qui font du mal sans s’en rendre compte, aujourd’hui,  à moins de vivre dans une grotte, plus personne ne peut prétendre qu’il ne se rend pas compte. Plus personne ne peut sérieusement croire que le cerveau des femmes les prédestine aux taches domestiques, qu’à compétences égales un Noir aura autant d’opportunité professionnelles et sera payé pareil qu’un Blanc, que les homosexuels ne sont pas aujourd’hui encore stigmatisés, rejetés, tabassés à cause de qui ils aiment. 
Donc, ce que déplorent réellement les monsieur-madame « On ne peut plus rire de rien », c’est de ne plus pouvoir exercer leur cruauté facile en toute tranquillité. Qu’on attende d’eux l’effort considérable de réfléchir trois secondes avant de parler et, au cas où ils s’apprêteraient à dire un truc blessant, d’avoir plutôt la décence de s’abstenir. Parce qu’à leurs yeux, le plaisir solitaire qu’ils retirent de leurs éjaculations verbales surpasse largement la peine ou l’humiliation qu’ils peuvent causer. 
Pourtant, les blagues les plus drôles sont celles où on rit avec les autres, et non pas d’eux. 

5 réflexions sur “« On ne peut plus rire de rien »”

  1. Sans compter les paroles blessantes, accompagnées d’un « Oh, mais t’es susceptible, hein… » …

    Je n’ai jamais compris quel plaisir on pouvait avoir à blesser quelqu’un.

  2. @Elmaya: C'est le plaisir de faire un bon mot, "Regardez comme je suis spirituel(le)". J'étais hyper sarcastique dans ma façon de communiquer avec mes proches quand j'ai rencontré Chouchou, et après deux-trois accrochages assez violents, j'ai compris qu'il détestait ça, qu'il se sentait rabaissé et qu'il fallait que j'arrête. J'avais moins besoin de me sentir spirituelle que d'avoir un amoureux qui ne craignait pas ce qu'il vivait comme des agressions verbales, donc j'en ai tiré les conclusions qui s'imposaient.

  3. Il y a des gens pour qui, je crois, ce n'est pas de la cruauté, mais une absence de compassion, liée au fait qu'ils n'ont jamais eux-mêmes souffert ni vu un être cher souffrir de ces blagues. Et comme ils ont grandi dans un contexte ou ces blagues étaient acceptables voire valorisées, ils ne voient pas en quoi elles sont blessantes. Ca n'excuse pas, mais ça laisse l'espoir qu'ils finissent par comprendre (moi non plus je ne suis pas fière de blagues que j'ai faites par le passé)

    J'ai tilté sur le passage "plus personne ne peut sérieusement croire que le cerveau des femmes les prédestine aux taches domestiques" : j'ai découvert récemment que des amis (femmes incluses) de moins de 40 ans, ne contestent pas que les femmes ont les mêmes capacités intellectuelles que les hommes, mais ils sont simplement convaincus que les tâches ménagères sont un devoir moral des femmes (et que le devoir moral des hommes, c'est d'être le maître de leur foyer). Maintenant je comprends pourquoi mes arguments orientés "justice" ne leur font ni chaud ni froid.

  4. Encore un article bien écrit et qui relfete mon cheminement. Tu mets en lumière des arguments simples dont je pourrai me resservir face aux brited qui s'ignorent (ou pas pour certains…)

Les commentaires sont fermés.

Retour en haut