Le homard

Au commencement j’étais molle. 
Dans tous les sens du terme. 
Physiquement, une petite chose blanche et dodue, dont ni la coupe de cheveux ultra-courte imposée par sa mère, ni la mode disgracieuse des années 70 ne venaient arranger la face de poisson-lune. 
Emotionnellement, une créature peu intéressée par les autres et sans défense aucune face à eux, pleurnicharde en diable qui exécrait tout effort physique et ne respirait que le nez dans ses bouquins. 
Si j’avais pu grandir dans une bulle, tout se serait très bien passé. 

Mais j’ai dû aller à l’école avec d’autres enfants, des plus aptes à la vie en groupe, plus malins, plus sûrs d’eux, plus costauds, plus cruels parfois. 
J’ai sauté des classes pendant qu’eux redoublaient les leurs. L’écart s’est creusé. Ca n’a rien arrangé. J’ai pris beaucoup de coups, pas juste au sens figuré. La seule fois que j’en ai parlé à des adultes, ça a encore empiré. Je n’ai plus rien dit. J’ai esquivé quand je pouvais. Pleuré en cachette le reste du temps. Avant d’avoir un âge à deux chiffres, j’avais déjà envie de mourir. Heureusement, je n’étais pas assez courageuse pour ça. 
Alors j’ai survécu et développé une carapace. 
Vingt ans de danse classique et autant d’endométriose non diagnostiquée donc non traitée m’ont un minimum endurcie à la douleur. Intégrer une bande de garçons dans mon club de jeux de rôles a émoussé ma susceptibilité et aiguisé mon sens de la répartie, dont j’ai fait une pince coupante constamment brandie. Intégrer une grande école de commerce et partir de chez moi alors que j’étais encore mineure m’a obligée très tôt à me débrouiller seule au quotidien, dans une ville que je détestais et un milieu estudiantin qui m’horripilait. Affronter plusieurs épreuves intimes sans soutien extérieur a failli me faire dérailler complètement. 
Mais vous connaissez le cliché: ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. 
(Ce n’est qu’une vérité partielle. Parfois aussi, ce qui ne vous tue pas vous entame et vous use lentement mais sûrement. Sur le coup, c’est dur de faire la différence.)
Quand j’ai fini par émerger de toutes ces difficultés de jeunesse – sûrement pas pires que ce que d’autres ont pu connaître -, je n’avais besoin de personne, je n’aimais personne, je ne comprenais personne. Je me sentais tout à fait étrangère au reste du genre humain. 
J’étais toujours aussi seule, mais j’étais devenue dure. Un vrai homard. Et ça me convenait très bien.
La vie est tellement plus facile quand on se fiche comme d’une guigne de ce que les autres pensent. Qu’on trace son chemin sans se préoccuper de leur avis et de leurs attentes. Ca donne une force et une liberté incroyables. 
Plus tard, j’ai rencontré des gens vraiment chouettes avec une culture et des goûts similaires aux miens. J’ai développé quelques belles complicités intellectuelles, mais je n’ai que rarement été capable de relations suivies et durables. Quand je commence à m’attacher, tous mes voyants passent au rouge et je me sauve. Du coup, le plus simple, c’est de n’avoir que des relations superficielles – tout à fait plaisantes et bienveillantes, mais qui ne vont jamais gratter trop profond. Mes profondeurs à moi, je n’ai pas envie de les remuer; les profondeurs des autres, je ne veux pas avoir à les gérer. Chacun ses casseroles et ses démons, je suis déjà assez bien fournie en la matière. 
Parfois je me dis que je passe à côté de quelque chose. Toutes les études sur le bonheur sont formelles: la plus grande source de joie dans la vie, ce sont les rapports sociaux. Je n’aime pas me prendre pour un flocon de neige*, mais sur ce coup-là, je suis forcée d’admettre que ce qui est valable pour les autres ne l’est pas pour moi. Mes grandes joies sont presque toutes solitaires. La plupart de mes petits bonheurs découle de ce qui ne dépend que de moi, ce que je maîtrise entièrement et peux ordonner à ma guise. Travailler dans un état de flux – des phrases qui entrent en anglais par mes yeux et ressortent en français par mes doigts avec une fluidité parfaite, une mélodie juste. M’absorber dans un univers de fiction et en oublier le monde réel. Me promener nez au vent par une journée ensoleillée, dans des rues familières ou à l’autre bout du monde. Connaître ces instants de grâce fugitifs où je suis en paix avec le monde et avec moi-même. 
Je suis ce que je suis, ce que mon histoire et mes choix ont fait de moi. Pour le meilleur ou pour le pire, peut-être pour le meilleur et pour le pire. C’est vrai qu’il m’arrive de regretter mon manque d’empathie, mon incapacité à m’engager émotionnellement. Mais ça, c’est… dix pour cent du temps, disons. Les quatre-vingt-dix autres, mon détachement m’aide à avancer sans me laisser perturber plus que nécessaire par des influences extérieures que je ne maîtrise pas. L’art subtil du « J’en ai rien à foutre », je le pratiquais bien avant qu’il ne fasse la fortune de Mark Ronson. Et je me rends compte que je devrais trouver ça triste, mais j’ai beau essayer, je n’y arrive décidément pas. 

*Note à moi-même: un jour, écrire un billet sur ces putains de flocons de neige. 

4 réflexions sur “Le homard”

  1. Je suis parfaitement d’accord avec ta transformation du proverbe « ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort ». Ce qui ne vous tue pas vous a appris à manier de nouvelles armes, vous donnant l’impression trompeuse de pouvoir faire face à n’importe quelle tempête à venir alors que vous avez puisé dans votre énergie vitale et que vous devenez un colosse aux pieds d’argile, prêt à s’effondrer au moment où on s’y attend le moins. Ou à vivre essoufflé le reste de votre vie. A moins de trouver comment restaurer cette énergie et de nouvelles façons d’aborder les tempêtes. J’en suis plus ou moins là 🙂
    Quant à une enfance telle que la tienne, y doit y avoir pire mais ton pire à toi est déjà lourd et malheureusement beaucoup trop courant. Je vis avec quelqu’un qui a vécu ça et n’est qu’empathie aujourd’hui, et c’est pas à 100% le top non plus. Je suppose que c’est dur de reconstruire dans la finesse et le juste équilibre quand il y a urgence à se remettre sur pied. D’autres qui n’ont pas ce passif sont de vrais psychopathes, on va pas vous (nous) demander de devenir des exemples de perfection 🙂

  2. J'ai longtemps été homard, et version homard blindé. Je n'ai trouvé que cette solution à l'époque ou j'avais la malchance d'être en avance à l'école. J'avais donc les cheveux rouges, des fringues noires, et la répartie acerbe et facile (comment ça j'ai toujours la répartie acerbe et facile ?) Et puis à l'approche de ma trentaine, j'ai constaté que la carapace était de plus en plus lourde à porter, et que si elle me protégeait, elle me fatiguait beaucoup aussi.
    Alors j'ai décidé de devenir une pêche. Sucrée à l'extérieur, et tu peux te péter les dents sur le noyau si tu croques trop fort. Il y a des choses douces qui peuvent rester à l'extérieur. Les gens qui exagèrent tomberont vite sur le noyau. Et un noyau, c'est moins lourd qu'une carapace à porter ;).

  3. Il y a du changement =) il me semble qu’à une époque, tu voulais absolument faire comme-dans-les-livres-de-développement-personnel, t’ouvrir plus, gagner en empathie. Autant ne pas se forcer à se conformer, tu as bien raison si ta vie actuelle te convient.

    Autrement, tu aurais été mon idole de mes 10 à 20 ans – si si ! C’était une période de profonde fermeture pour moi et je ne voulais pas m’engager émotionnellement. Pour moi, c’était signe de faiblesse. Ensuite de mes 20 à 30, c’était tout l’inverse, j’ai appris la bienveillance, l’ouverture, tous ces trucs qui font bien. Et maintenant, à l’orée de mes 31 ans, je reviens un peu à mon stade primaire mais avec moins de manichéisme, un poil plus de nuances. Malgré tout, je me sens fatiguée d’avoir fait tous ces efforts et me demande à quel point c’était pour "bien faire les choses".

    Peut-être que je m’homardise, moi aussi ^^

  4. @shermane: Disons que je me rends compte que ne pas être très ouverte aux autres ni avoir beaucoup d'empathie n'empêche pas d'être une personne décente et généralement bienveillante. Ce qui me suffit, au bout du compte.

Les commentaires sont fermés.

Retour en haut