La pilule rouge

Dans la journée d’hier, un peu partout sur les réseaux sociaux, des gens ont publié les photos atroces d’enfants syriens morts noyés en tentant de fuir leur pays en guerre, et dont le corps s’était échoué sur une plage en Libye. Et un peu partout sur les réseaux sociaux, d’autres gens ont hurlé: « Je ne veux pas qu’on m’impose de voir ces horreurs; de toute façon, je ne peux rien y faire! ». (Si jamais vous y avez échappé, voir à ce sujet le compte Twitter de Maître Eolas, un condensé de réactions typiques.)
Je comprends les gens qui ont hurlé. Moi aussi, ces images me soulèvent le coeur, et moi aussi, j’ai l’impression qu’elles me soulèvent le coeur en vain parce que je suis impuissante, parce que je n’ai pas de super-pouvoirs pour sauver tous ces pauvres réfugiés ni même le temps ou, soyons honnêtes, l’envie de faire du bénévolat dans des associations qui les aident. Tant de causes qui méritent notre attention, tant de nouvelles horribles qui nous assaillent chaque jour au point qu’on finit par être pris d’une furieuse envie d’éteindre la télé, de ne plus lire les journaux, de se barricader contre le reste de ce monde de souffrances auxquelles il nous est impossible de remédier. 
Sauf que ça n’est pas vrai qu’il nous est impossible d’y remédier. Même sans prendre d’engagements individuels, on peut exiger des gens qui nous gouvernent qu’ils mettent en place des politiques adaptées. On peut éviter de voter pour ceux qui prétendent que la France (ou la Belgique, ou la Suisse, ou le Canada, ou n’importe quel autre pays riche) ne peut pas accueillir toute la misère du monde. On peut, au minimum, s’abstenir de colporter l’idée absolument fausse et archi-fausse que les migrants sont une charge insupportable en temps de crise. A la place, on peut propager l’information, participer à une prise de conscience collective, contribuer à faire de l’humanitaire une priorité de nos dirigeants. 
On peut déjà commencer par ouvrir les yeux sur les réalités du monde au-delà de nos vies si affairées d’Occidentaux bien nourris habitant des pays en paix. 
On peut déjà commencer par considérer qu’au-delà de sa famille, de sa communauté ou de sa nation, on est solidaire de l’humanité tout entière. 
Mais pour cela, il faut accepter de renoncer à un certain confort mental. Choisir la pilule rouge plutôt que la pilule bleue. 
Je n’ai pas une vocation de militante et encore moins d’évangéliste. Je me garderai bien de donner des leçons à quiconque sur ce qu’il doit faire ou ne pas faire. Je pense que c’est un cheminement très personnel, et que ne pas accorder de temps de cerveau aux réfugiés syriens ne fait de personne un monstre sans coeur. Tout comme acheter des fringues H&M fabriquées dans des conditions épouvantables au Bangladesh ne fait de personne un monstre sans coeur, ou consommer de la viande sans se soucier de la cause animale et des dégâts de l’élevage sur l’environnement ne fait de personne un monstre sans coeur. Nos existences sont complexes, nos esprits sans cesse sollicités par une chose ou une autre; nous ne pouvons pas être sur tous les fronts à la fois.

Mais je pense aussi que refuser d’au moins prendre conscience de ces choses fait de nous des complices passifs. Coupables de rien d’autre que de ne pas vouloir sortir de notre zone de confort mental, mais coupables quand même de cela. Pas un grand crime, non. Juste une de ces négligences minuscules qui mises bout à bout contribuent à nous déresponsabiliser de tout, à nous déshumaniser collectivement. Une de ces négligences minuscules que, pour ma part, j’ai désormais envie de commettre le moins souvent possible.

Hier, j’ai regardé les photos insoutenables des enfants noyés échoués sur la plage de Zouara.

Hier, j’ai choisi la pilule rouge.

11 réflexions sur “La pilule rouge”

  1. Je ne peux que t'approuver et me reconnaître dans tes mots (comme à chacun de tes posts d'ailleurs..ça en devient flippant!)

    D'ailleurs je viens de partager un des articles de ta revue de presse à ce sujet, que j'ai trouvé parfait (tout comme j'avais trouvé parfaite l'émission "permis de penser" d'aujourd'hui, sur france inter, écoutée en allant bosser, sur le sujet des migrants également)
    Ca ne va sûrement pas changer la face du monde, mais je trouve un peu rassurant d'entendre et de lire ce genre de choses, dans l'ambiance actuelle…Et comme toi je pense que chacun peut oeuvrer a minima, même si je suis très loin d'être "parfaite" et pétrie de contradictions.

    Je crois que je resterai une indignée, et ça me va. J'ai peur de "m'endormir". En fait je crois bien que je suis devenue infirmière par crainte de ne pas "prendre ma part" à la souffrance humaine.

  2. Je trouve ton article très juste, à ceci près que je n'ai pas besoin des images de cadavres pour savoir et comprendre ce qui se passe là-bas… Même si je les ai vues aussi…
    Peut-être parce que de part mon métier d'enseignante ayant été amenée à accueillir dans mes classes des réfugiés syriens, j'ai eu des témoignages directs.
    Pour mieux réaliser ce qui provoque ces fuites de réfugiés, il y a un très beau livre "Dans la mer il y a des crocodiles", attribué à Fabio Geda, un éducateur italien qui rapporte le témoignage d'un jeune Afghan que sa mère a abandonné en Iran à 10 ans pour le sauver des talibans et qui va rejoindre l'Italie en quatre ans de périple.
    Il y est question de ces sinistres camions, notamment, dont on entend parler dans l'actualité récente. D'une traversée de la mer par cinq enfants.
    Et pendant ce temps, le Monde fait sa une sur les querelles internes du PS… Pourquoi ai-je la nausée ? Combien de temps avant que les morts des réfugiés ne fassent partie de notre quotidien au point de ne plus avoir d'impact sur les auditeurs du JT ? …
    Je ferai étudier ce livre à mes 3e. Parce qu'en tant que professeur, il est, je pense, de notre devoir de donner des pilules rouges.

  3. C'est l'Abbé Pierre, je crois, qui a dit que l'on n'avait pas l'obligation d'aider les 'pauvres' mais que l'on avait l'obligation de les regarder en face…

  4. En janvier, dans un billet d'après-Charlie, tu as écrit "nous, les braves gens, nous sommes plus nombreux".

    Ces derniers temps, en voyant monter les réactions de rejet et de haine, en voyant nos représentants jouer à la course à la déclaration la plus dégueulasse, ça m'a souvent fait du bien de me répéter cette simple phrase "nous, les braves gens, sommes plus nombreux". Oui, nous qui sommes pour l'accueil, pour l'ouverture, pour que nos semblables puissent vivre dans des conditions décentes, nous sommes nombreux. Prenons conscience de cette force.

  5. Nekkonezumi (Ed)

    Et grâce à toi j'ai remonté la TL de Maître Eolas et eu facilement sous les yeux les noms des associations qu'on peut soutenir (UNHCR, UNICEF, Croix Rouge, CAFDA). Trop peu de gens les citent, je m'en plaignais justement hier soir à une amie, merci merci !

  6. Merci, merci pour ces quelques mots !
    Quand je vois certaines choses qui circulent sur les réseaux sociaux, je peux te dire que cela m'a vraiment fait du bien de lire ton billet qui reflète ton humanisme.

  7. Je ne suis pas les réseaux sociaux. J'avais cependant entendu parler de cette photo, et j'avais refusé d'aller la voir. J'aurais hurlé avec les loups si l'on m'avait posé la question : " A quoi bon ? Voyeurisme, inutile, pas besoin de regarder ça pour être conscient du problème… Et j'ai déjà trop de mes propres soucis, je ne peux me permettre de porter tous les soucis du monde. " Et ainsi de suite.
    Puis j'ai lu ton article. Je pensais encore tout cela.

    Mais, malgré moi, tes mots ont continué à hanter mes pensées. J'ai commencé à réfléchir, presque inconsciemment.

    J'ai pensé à mes enfants, aussi. A leur vie, à la vie qu'ils auraient pu avoir ailleurs. A ce que je veux leur transmettre.

    Et, ce soir, j'ai choisi la pilule rouge. Enfin.

  8. L'argument "pas besoin de regarder ça pour être conscient du problème', on me l'a donné aussi sur Facebook, et je ne suis pas d'accord avec. Des mots, des statistiques, resteront toujours une idée abstraite. Il faut mettre des visages sur l'horreur pour la mesurer vraiment. Un peu comme, pendant la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les gens sous-estimaient le problème des camps de concentration avant d'avoir vu des images choc de Dachau ou d'Auschwitz. Pour moi aussi, la Solution Finale, ce n'était qu'une expression dans mes manuels d'histoire de collégienne jusqu'à ce que je voie Nuit et brouillard. Parfois, il faut être choqué pour se rendre compte vraiment. Je suis très contente que mon article t'ait amenée à y réfléchir <3

  9. Oui, tu as raison.

    D'un autre côté, tout cela me conforte dans l'idée qu'il faut faire très attention à ce à quoi les plus jeunes peuvent être confrontés malgré eux. Etre choqué peut amener à réfléchir, voire à agir, à plus ou moins haut degré, mais à condition d'être un minimum armé pour intégrer l'information. Un enfant qui se retrouve face à cela sans préparation peut être simplement traumatisé.

    Et à la réflexion, je crois que c'est ce qui m'est arrivé, et m'a amenée à "refuser" longtemps ce genre d'images. Enfant, on me laissait lire Paris-Match sans se poser de questions (je lisais tout ce qui traînait, ça ou autre chose…). Seulement, Paris-Match, quand ça traite de famille royale ou de star, ça ne fait pas grand mal ; mais quand il s 'agit de l'histoire d'Omayra ou du petit Grégory , à 9-10 ans, ça fait des dégâts. Le regard de la petite Omayra, je le vois encore.

    Un texte trop "fort" pour son, âge, on l'abandonne, on ne le comprend pas, on l'oublie. Une image, on n'y échappe pas.
    D'où l'impact des photos de ces derniers jours, d'ailleurs. (Et la nécessité d'une bonne information en parallèle.)

    Mais à quel point faut-il exposer nos enfants à cela ? A quel âge ?
    Evidemment, je filtre ordinateur et télé (ils ont 5 et 8 ans), mais si on passe devant un marchand de journaux, dois-je leur bander les yeux aussi ?

    Bref, beaucoup de questions en suspens. Mais je réalise que pour y répondre, il faut justement que je sois informée, moi aussi. Avant eux.

    Donc, encore merci pour m'avoir amenée à cette prise de conscience !

    <3 aussi.

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