Où je déclare la guerre à la pensée magique négative (2ème partie)

Ce jour-là, pour changer un peu, mon ophtalmo était très en retard sur son planning de rendez-vous: elle ne refuse jamais les urgences, et elle prend son temps avec chaque patient. Si poireauter une ou deux heures dans une salle d’attente est le prix à payer pour un médecin disponible et à l’écoute, je suis heureuse de le payer. J’avais acheté un roman japonais pour m’occuper, mais voilà: dès mon arrivée, on m’a mis des gouttes pour dilater mes yeux, et je me suis mise à y voir bien trop flou pour pouvoir lire. Comme tous les autres patients qui attendaient avec moi étaient dans le même cas, par ennui plus qu’autre chose, on s’est mis à discuter. 
Et parce que nous semblions tous bien connaître mon ophtalmo, qui a perdu son mari début juin d’un cancer secondaire aux poumons (la même chose qui a tué mon père), la conversation s’est très vite concentrée sur cette maladie. Nous étions quatre dans cette salle d’attente: une dame d’une soixantaine d’années dont le mari avait été emporté par le crabe à 58 ans, une autre dame un peu plus âgée qui avait vaincu son propre cancer deux ans avant mais qui continuait à prendre des cachets pour l’empêcher de revenir, et le concierge de l’immeuble où mon ophtalmo a son cabinet et où mes parents ont habité pendant 25 ans. Il connaissait très bien mon père qui, parti de bonne heure en retraite anticipée, était très actif au sein du conseil syndical. « C’était quelqu’un de bien, votre papa », m’a-t-il dit avec son curieux accent étranger que je n’ai jamais réussi à identifier. Il a loué son sérieux et sa fiabilité, et m’a dit combien il avait été triste d’apprendre sa mort alors même que mes parents avaient déménagé à Toulouse depuis plus de 6 ans. Il y avait beaucoup de respect et d’affection dans sa voix, et pour la première fois, j’ai réussi à acquiescer en souriant sans que mes yeux ne se remplissent de larmes. Ca m’a émue de me trouver confrontée tout à fait par hasard à quelqu’un qui avait connu et apprécié mon père dans un cadre totalement inconnu de moi, mais ça m’a émue sans m’attrister, et c’était un gros progrès. 
J’ai aussi parlé avec la dame qui avait eu un cancer. Elle semblait avoir très bien récupéré, et tout en disant sa conviction que ce genre de maladie finissait toujours par revenir, elle tenait des propos très positifs. « J’étais obligée de guérir. J’avais une motivation pour me battre: je voulais voir grandir mon petit-fils de 6 ans. » L’espace d’une fraction de seconde, j’ai eu envie de répondre amèrement: « Et vous croyez que mon père n’avait pas envie de voir grandir ses petits-enfants? Vous croyez qu’il ne s’est pas battu lui aussi? Vous croyez vraiment que c’est l’envie de vivre qui détermine l’issue de la maladie? » Heureusement, j’ai eu le bon sens de me ressaisir à temps. Elle est toujours là, elle. Qu’elle croie ce qu’elle veut si ça lui fait du bien. Sans jamais se départir de son sourire, elle a évoqué la lourdeur du traitement, mais aussi la coiffeuse qui avait su la convaincre avec douceur de se raser le crâne quand ses cheveux avaient commencé à tomber par poignées, ou l’esthéticienne débordante d’énergie qui l’emmenait presque malgré elle pour lui redonner bonne mine quand elle avait l’impression d’être morte debout. Elle a dit en riant qu’elle avait repris dix kilos depuis la fin de sa chimio et qu’elle était redevenue convenablement dodue mais que ça ne la dérangeait pas le moins du monde, bien au contraire. 
Il y avait vraiment une drôle d’atmosphère dans cette salle d’attente qui n’était même pas celle d’un oncologue. Nous étions assis sur des chaises en plastique dans une pièce toute carrelée de blanc, où la climatisation trop forte menaçait de nous filer une pneumonie, mais métaphoriquement, nous étions les survivants d’une tribu groupés autour d’un feu invisible, échangeant nos récits de batailles perdues et gagnées contre le crabe pendant que tombait la nuit. Et pour la première fois, l’obscurité qui nous enveloppait ne me faisait plus si peur, parce que nous la partagions tous d’une manière indécelable au premier abord, et que la solitude glacée cédait la place à un début d’acceptation, une ébauche de fatalisme serein. 
L’un après l’autre, mes compagnons ont été appelés dans la salle d’examen et sont partis sur un au revoir chaleureux. Quand mon tour est venu, je me sentais très calme. J’ai demandé à mon ophtalmo comment elle allait, et pendant qu’elle me faisait des tests, nous avons discuté de la maladie de son mari et de celle de mon père – le choc du diagnostic initial, les horribles effets secondaires du traitement, la conviction que ça va être dur mais qu’on s’en sortira, l’hébétude quand la fin survient, l’injustice de voir partir avant l’heure des gens bien qui avaient une excellente hygiène de vie, le trou béant que rien ne semble pouvoir combler, le coup de poignard sans cesse renouvelé quand quelque chose évoque le défunt. Et sans même réfléchir, j’ai laissé s’exprimer mon empathie. Je n’ai pas cherché à minimiser le chagrin de mon ophtalmo, pas tenté de la convaincre avec des paroles creuses que tout allait s’arranger. Je lui ai fait sentir que je partageais son chagrin, que j’en mesurais le poids écrasant. Contrairement à ce que je fais d’habitude quand quelqu’un me parle de ses problèmes, je n’ai pas cherché de solutions concrètes à lui proposer, parce que je sais bien qu’il n’y en a pas. La meilleure chose à faire, pour une fois, c’était juste d’ouvrir mon coeur, de mettre ma vulnérabilité sur la table pour communier avec elle dans cette douleur – sans pathos, mais avec une sincérité totale. 
Et je ne me suis pas sentie faible ou bête ou insupportablement émotive de faire ça. Je n’ai pas eu honte de me livrer ainsi; je n’ai pas été embarrassée de recevoir les confidences de cette femme que je connais très peu bien que je sois sa patiente depuis 30 ans. Tout dans notre conversation me semblait juste. C’était la bonne attitude, les bons mots. Une connexion bien plus forte que ce que je m’autorise d’habitude. Pas un coup de baguette magique qui résout les problèmes en un clin d’oeil: un moment de partage entre deux êtres humains figurativement nus l’un face à l’autre. Un moment qui ne m’a ni brisée ni diminuée d’aucune façon, bien au contraire. Il m’a grandie émotionnellement; il a fait disparaître les résidus tenaces de mon angoisse et de ma peur de l’avenir.
A la fin de l’examen, mon ophtalmo m’a dit: « Il faut attendre les résultats de l’analyse du nerf optique par la machine, mais ce que je vois me semble parfait. » Elle s’est montrée très rassurante: je finirai sans doute par avoir besoin de traitement à moyen terme, mais puisque le problème a été détecté dans l’oeuf, il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas le tenir sous contrôle. Quand on s’est séparées, elle a suggéré timidement: « On se fait la bise? » Et sans réfléchir, j’ai passé un bras autour de ses épaules pour l’étreindre très fugacement, comme si j’avais peur de la casser ou que je n’étais pas sûre que mon geste soit approprié. Mais avec le recul, je crois qu’il l’était. 
Hier, j’ai remporté une victoire personnelle que j’espérais depuis longtemps: désormais, je peux considérer les problèmes potentiels d’un oeil optimiste sans que le ciel s’estimant provoqué par mon insouciance ne décide de me tomber sur la tête. Au passage, j’ai eu une révélation que je ne recherchais même pas: occasionnellement, il m’est possible de faire preuve d’empathie sans que ce monde cruel n’en profite pour me piétiner avec des chaussures à clous. On progresse. Petit à petit, mais on progresse.
A ce rythme-là, d’ici quelques décennies, je ferai sans doute un être humain passable. 

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11 réflexions sur “Où je déclare la guerre à la pensée magique négative (2ème partie)”

  1. Très belle leçon, et magnifique histoire ! Je suis contente de savoir que tu arrives à affronter cette angoisse qui te pollue la vie.
    Bonne continuation sur cette route.

  2. Très belle histoire je suis contente pour toi aussi de t'être enfin un peu laisse aller…

  3. Merci pour ce joli récit.
    J'adore ta conclusion, je me dis souvent ça aussi, décidément j'aime les gens qui essaient de changer "en mieux" et en plus serein et ne se contentent pas d'un "j'suis comme ça epicétou".

    Ariane

  4. je trouve ce billet d'autant plus beau qu'il fait écho à celui où tu disais que tu préférais ne pas t'ouvrir aux gens. C'est remarquable que tu aies vécu cette expérience dans la foulée. Ce genre de coïncidence m'est déjà arrivé, et je me demande si le fait d'exprimer une situation, un état de fait, lui permet d'évoluer.
    En tout cas, c'est une très belle expérience et je te remercie de l'avoir partagée avec nous.

  5. Ah mais j'en suis bien convaincue, qu'exprimer les choses leur permet d'évoluer. Pour moi, en tout cas, c'est comme ça que ça fonctionne, et c'est pour ça que je mets autant d'acharnement à disséquer, comprendre et formuler mes propres mécanismes internes (même si je me rends bien compte que ça peut paraître atrocement nombriliste ^^).

  6. Cécile de Brest

    A la lecture de ce récit, je me dis que tu fais déjà un "être humain passable".
    J'ai une amie qui dit que rien n'arrive par hasard, que chaque rencontre que l'on fait a pour but de nous révéler quelque chose (un peu mystique mon amie sans doute) il semblerait que ces rencontres que tu as faites, par hasard, n'aient pas été anodines.

  7. Ton témoignage est touchant et m'a beaucoup émue… Bonne continuation sur ce chemin…
    C'est toujours un plaisir de te lire

  8. Eh bien tu dissèques très bien.
    Je pense avoir très légèrement raisonné comme ça à une époque et je me demande s'il n'y a pas une sorte de dépendance à ce grand huit émotionnel. Et puis si quelque chose marche bien, pourquoi en changer, hein.

    Belle histoire, en tout cas. En plus, tu pourras la relire les jours moins rose.

    Au passage, je te disais que je n'aimais pas les paillettes, mais tes 2 photos me font changer d'avis ^^

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