Ce soir, nous avons décidé de manger au bar/resto de notre hôtel. Nous marchons beaucoup depuis notre arrivée et je cumulais un sacré mal aux pieds avec une magnifique crampe dans le mollet gauche. Installés à une table près de la baie vitrée, dans la salle chichement éclairée, nous avons mangé des burgers honnêtes sans plus en écoutant des vieux classiques du rock. Quand « Love will tear us apart » a succédé aux Sex Pistols, j’ai repensé à celle que j’étais il y a une demi-vie, quand je traînais mes 22 ans vaguement gothiques dans les caves d’Aix-en-Provence où je fumais comme un pompier, dansais comme une possédée, me comportais avec une dignité modérément exemplaire après une bière de trop et rentrais juste à temps pour prendre une douche avant de partir faire un boulot que je haïssais. Aujourd’hui, à 43 ans bien sonnés, je m’habille vaguement rétro (toujours incapable d’adhérer totalement à quoi que ce soit); les clopes des autres me donnent la nausée; je ne bois que du bon vin rouge ou des cocktails de fille et si je me couche après 1h du matin, il me faut la semaine pour m’en remettre. Je suis une collaboratrice exemplaire qui aime beaucoup son job la plupart du temps; je mange sainement et je n’écoute presque plus jamais de musique.
Je pourrais dire que je suis une bien meilleure personne à 43 ans qu’à 22: plus intéressante, moins égoïste. Je ne prends plus les autres pour de simples figurants dans le film de ma vie – mais j’ai cessé depuis belle lurette de me soucier de leur opinion. Je sais que je peux survivre à presque toutes les catastrophes, si dévastatrices qu’elles me semblent sur le coup. J’ai développé une confiance en moi quasi-inébranlable. Je suis devenue responsable sans pour autant commencer à me prendre au sérieux. Bien que largement imparfaite, je peux me regarder dans la glace sans avoir à rougir de moi. Je fais de mon mieux la plupart du temps – même si ça ne suffit pas toujours. Je m’intéresse au monde qui m’entoure. Je ne suis plus gouvernée par des passions ravageuses; désormais, c’est ma tête qui décide. Pourtant… ce qui m’a permis d’en arriver là, c’est une suite de souffrances petites et grandes: les déconvenues professionnelles, les ruptures amoureuses, les déceptions amicales, les blessures de l’égo, les déracinements successifs, la maladie et la mort de gens que j’aimais. Je ne peux m’empêcher de regretter l’innocence de mes 22 ans, cette certitude que j’avais l’éternité devant moi et que les drames n’arrivaient qu’aux autres.
Mais surtout, ce que je regrette, c’est ma capacité à éprouver des émotions intenses. Au fil du temps et des expériences, elle s’est si bien émoussée qu’il ne m’en reste presque rien. Je ne suis plus jamais extatique – et plus jamais non plus au 36ème dessous. C’est nettement moins fatigant, mais ça me donne l’impression de regarder le monde à travers un filtre qui atténue les couleurs et la netteté des images. Je sais désormais que rien ne dure: ni le bonheur, ni le malheur. Du coup, les émotions semblent presque superflues. Tout finira par passer. D’ailleurs, à la vitesse où le temps file, tout est déjà passé, en fait. Mon travail de chaque jour, c’est de savourer le présent, de le vivre en conscience pour en tirer autant de plénitude que possible. C’est, selon l’angle sous lequel on le considère, une attitude pleine de sagesse et la voie de la sérénité, ou une petite mort de chaque instant en attendant la grande. Ce soir, pendant que Debbie Harry feulait « Call me », j’ai eu très envie d’avoir de nouveau 22 ans et le sang en ébullition.
Illustration empruntée ici
Est-ce parce qu'on maîtrise davantage ses émotions, je ne sais pas, mais c'est vrai, à bientôt 43 ans moi aussi je vis moins intensément les choses (sauf les angoisses). Je me faisais la remarque l'autre jour : je n'ai quasiment plus jamais de fou rire. Je ris, oui, mais je n'ai plus de fous rires. C'est un peu triste… Comme toi, je ne regrette de mes 20 ans qu'un certain sentiment d'éternité, même si je sais que je repeins un peu les choses en rose. Disons que je n'envisageais pas la mort de mes proches ni la maladie. Pour le reste, j'étais frappée alors par une dépression difficile à vivre, donc je sais que je n'étais pas si bien que ça. Je me sens plus équilibrée aujourd'hui, mais comme toi, un peu "atténuée".
C'est fou d'avoir à présent une image de toi à 22 ans en tête…il y a un tel contraste avec celle que tu as l'air d'être maintenant !
Une carapace qui s'est formée au fil du temps ?
Quel beau texte, en tout cas…
A presque 60 ans, je ressens les choses plus intensément que jamais. Le sourire de celle qui m'accompagne à présent est le plus beau soleil du monde, et celui de la femme qui m'a tenu la main pendant si longtemps n'est jamais bien loin, caché quelque part dans le décor, mais bien visible dès qu'on se donne la peine de le chercher. J'accorde de plus en plus d'importance à mes amis et à mes proches, même si j'enrage souvent de les voir tomber dans les traquenards tendus par la pieuvre de la politique et de la presse. Heureusement, il m'arrive de me dire que certaines personnes, qui se reconnaîtront, ont appris un peu grâce à moi à aimer le vin rouge et à détester l'ultra-libéralisme.
J'écris chaque jour mon testament ? Peut-être bien, et alors, si ça peut durer encore quelques années ? Parce que la mort m'a rudement frappé, elle ne me fait plus peur. C'est toujours ça de gagné, non ?
Amitiés fraternelles
JC