Quand j’étais gamine, chaque jour de semaine pendant les grandes vacances, ma grand-mère nous traînait ici à pied avec ma soeur. C’était une longue marche pour nos petites jambes, surtout sous un soleil de plomb. Mais à en juger les photos de cette époque qui me montrent hilare en train de m’ébattre au bord de l’eau, je devais bien aimer ça. J’ai su nager assez tôt. Je me faisais des copines d’un jour ou d’une semaine – une fois, deux soeurs dont j’ai encore l’adresse postale en mémoire. Dans les années 70, on ne badigeonnait pas les enfants d’écran total, et je bronzais plutôt bien. J’avais un seau en plastique jaune et un taux de confection du pâté parfait qui avoisinait à peine les 10%. Les grands travaux d’aménagement des anses n’avaient pas encore été réalisés, et il n’y avait guère que deux plages praticables, dont celle du Lido où nous avions nos habitudes. Le jour où on a installé une douche publique qui dispensait un maigre filet d’eau tiédasse pour se rincer avant de se rhabiller, ça a été la fête. En repartant, nous nous arrêtions parfois au marchand de glaces. Il s’appelait Pierre; l’auvent de sa guérite était en toile rayée bleue et blanche et je commandais systématiquement un cornet à la fraise.
Dès que j’ai été assez grande pour me soustraire à la corvée de plage quotidienne pendant les grandes vacances, je l’ai fait avec joie. A moi les longues heures passées à bouquiner sur mon lit dans un appartement changé en four!
Mais je suis quand même revenue au Mourillon.
Le dernier jour de mon année de 3ème, avec tous mes copains de classe et le garçon beaucoup plus vieux que moi pour qui j’en pinçais douloureusement depuis le début de la 4ème. Deux ans que je faisais ses devoirs en échange d’un sourire, qu’il me traitait comme sa petite soeur et pelotait les autres filles de notre classe l’une après l’autre. Pour moi, un enfer pré-adolescent. Je savais qu’il repartait au Canada cet été-là et que je ne le reverrais pas. Quand on s’est séparés en fin d’après-midi, j’ai eu du mal à retenir mes larmes tandis qu’il enfourchait sa mobylette sur le parking.
L’été du bac, avec les potes de mon premier club de jeu de rôles. Une fois, je me suis endormie sur ma serviette et j’ai pris sur le dos un coup de soleil monstrueux qui m’a empêchée de dormir pendant deux ou trois nuits. Une autre fois, pendant qu’on prenait un bain de minuit, on a nagé jusqu’à la plateforme et une bande d’autres jeunes en a profité pour piquer les vêtements qu’on avait abandonnés sur le sable. Je ne me souviens plus comment on les a récupérés (mais on a dû le faire, car je n’ai pas le souvenir d’avoir traversé Toulon à poil en pleine nuit!).
Dans les mois qui ont suivi mon retour des USA. Je venais faire du roller sur le parking avec les potes de mon second club de jeu de rôles et prenais la descente d’accès avec une trouille folle de me rétamer. J’ai des photos assez gaies d’une de ces séances.
Le dernier week-end de janvier, certaines années. Ma grand-mère continuait à venir se baigner tous les matins avec deux ou trois autres vieilles dames; avant de repartir, elles allaient boire un café dans l’un des restaurants du bord de plage dont les serveurs les avaient prises en affection. Du coup, pour son anniversaire, mon père emmenait souvent toute la famille déjeuner là.
La première fois que Chouchou est venu me rendre visite pour un long week-end. Je l’ai entraîné sur « ma » jetée. La suite est NSFW.
En août 2010, quand on s’est mis au géocaching. On a résolu l’énigme d’une multi absolument géniale mais échoué à trouver la cache finale. Frustrés, on a été dîner dans un des restos voisins. La serveuse a mis une demi-heure à prendre notre commande; nos plats sont arrivés encore trois quarts d’heure plus tard; mes frites étaient froides et mon entrecôte pleine de nerfs, mais c’était chouette de regarder le soleil se coucher sur l’eau.
En septembre 2010. Avec ma soeur et mon cousin, nous avons répandu les cendres de notre grand-mère comme des pirates, en pleine nuit et en totale infraction, dans cette mer qu’elle avait tant aimée. Elle avait 91 ans; elle était gâteuse, aveugle et en maison de retraite depuis une dizaine d’années. Mais dans son délire, elle parlait souvent de la plage. Il nous semblait qu’elle ne pouvait pas reposer ailleurs.
Et puis sans que je m’en rende compte, trois ans et demi se sont écoulés sans que je remette les pieds ici.
Samedi après-midi, je suis revenue au Mourillon. La saison n’avait pas encore commencé; les cahutes de sauveteurs étaient encore fermées, et il n’y avait guère que des autochtones sur les pelouses et sur le sable. Peu de courageux se baignaient malgré le drapeau bleu. J’ai longé les premières plages jusqu’au niveau de « ma » jetée. Tenant mes sandales à la main, je me suis avancée dans l’eau froide et transparente. Mes pieds se sont enfoncés dans les graviers du fond. J’ai remué les orteils pour les faire réapparaître. Je suis restée plantée là longtemps, les yeux rivés sur l’horizon, à me remplir les poumons de l’odeur iodée familière et à regarder mes souvenirs défiler. J’étais entourée de fantômes, et j’étais en paix.
Sublime. vraiment.
Tu étais entourée de fantômes, tu étais en paix, et tu m'as foutu les larmes aux yeux…
Je n'ai pas d'endroit que je considère comme le mien. Je n'ai pas un lieu rempli de souvenirs partagés avec mes grands-parents et mes parents, et parfois ça me manque. Il y a bien sur la propriété de vacances de mes grands-parents, dans le Var, où j'ai passé presque toutes mes vacances et dont j'ai d'excellents souvenires, mais ce n'est pas "mon" lieu, c'est celui de ma famille, de mes cousins-cousines.
Peut-être que je trouverai "mon" endroit dans les contrées lointaines où j'ai migré…
c'est très joliment écrit… j'aime bien l'idée d'avoir amener une dernière fois ta grand mère dans cet endroit…
Ton article est superbe !
Que de beaux souvenirs sur cette plage ! Je te souhaite d'y vivre encore de beaux moments.
J'aime ton récit, il traduit bien comment un lieu peut devenir important au fil des ans…
Oh, quelle belle plume ! 😉 Et puis, je vois tout à fait ce que tu veux dire… Mes grands-parents sont décédés,on a jeté leurs cendres à la mer. Depuis, à chaque fois que je vais à cette plage, j'ai une pensée pour eux…
C'est un joli article qui m'a fait réfléchir. je me suis demandée quel était mon endroit. J'ai eu un pincement au coeur. Je me suis dit que je ne pourrais pas y retourner pour le moment, bien qu'il soit accessible. Je me suis demandée pourquoi. J'ai compris pourquoi. Et j'ai prévu d'y retourner quand ce qui m'empêche d'y aller sera réglé.
Chère Armalite, j'ai passé toute mon enfance et adolescence à Toulon. Je connais bien le Mourillon, ce sont également pour moi de bons souvenirs! C'etait aussi le lieu ou tous les enfants venaient avec leurs parents le jour de noel faire des promenades le long de la plage pour essayer les nouveaux rollers et vélos reçu en cadeau le matin même! Et biensûr, il y faisait toujours beau. Je suis très curieuse, mais fais tu ce long voyage depuis la Belgique pour ton travail ou ce sont simplement des vacances? Je sais qu'il y à là-bas les éditions du Soleil, travailles tu avec eux? Bonne continuation! Céline
Non, je ne travaille pas pour les éditions Soleil (mais leur réussite me fait bien plaisir: j'ai acheté mes premières bédés dans la boutique de Mourad Boudjellal ^_^). Je vis depuis 7 ans à cheval entre Toulon dont je suis originaire et où je possède un appartement, et Bruxelles où habite mon compagnon. Je partage mon temps entre les deux endroits.
j'adore ton article
c'est si joliment écris
Ton récit est magnifique! J'ai du retenir ma petite larme!
Mon endroit où sont tous mes souvenirs, c'est la maison de campagne de mon grand père. Ma tante a racheter la maison à sa mort (c'était son beau père) mais je n'y suis retournée qu'une seule fois, je n'y suis jamais invitée. La seule fois où j'ai été la bienvenue, c'était parce que je faisais chauffeur pour mon père!
J'espère qu'un jour je pourrai racheter les parties de la maison dont je n'hériterai pas! Mais je ne suis pas sure d'en avoir les moyens, puis qui l'entretiendrait? Bref Tu as de la chance que ton endroit soit public, ça évite bien des soucis!
merci… 🙂