Avant les flammes

Avant-hier soir à 21h, le vent a arraché un câble électrique, et la moitié du village s’est trouvée plongée dans le noir. Nous étions seules à la maison avec ma mère, les volets roulants baissés impossibles à rouvrir, la voiture coincée dans le garage, pas d’internet, pas de télévision ni de téléphone, pas même moyen de se préparer un café ou un thé. 
Et dans la chambre voisine, mon père dormait pour toujours, froid et dur comme du bois. 
Pour arriver à dormir dans l’obscurité, j’ai pris un somnifère. Ma mère a fait des allées et venues dans la maison toute la nuit, en pestant à voix très haute. Le jour s’est levé, le courant n’avait toujours pas été rétabli. Je n’ai pas eu le courage de prendre une douche froide. Je ne pouvais pas attaquer les démarches administratives, donc je me suis rabattue sur l’autre chose de ma liste: évacuer (à la demande de ma mère) les affaires de mon père. Maigre lumière en provenance de la salle de bain attenante. Sacs poubelle de 100 litres. Pose tout sur le lit et enlève les cintres. Cette chemise-là, il n’a même pas eu le temps de la mettre. 
Et tandis que je pliais mécaniquement les pyjamas qu’il portait encore 36 heures plus tôt, dans la chambre voisine, mon père dormait pour toujours, froid et dur comme du bois. 
Un gentil voisin pas touché par la panne a prêté son groupe électrogène pour qu’on ne reste pas dans le noir toute la journée. Dépêchons-nous de faire le maximum de formalités pendant qu’il y a encore des gens dans les bureaux pour répondre au téléphone. Où sont vos relevés de compte? Bonjour monsieur, j’appelle suite au décès de mon père, je voudrais savoir comment faire pour que l’assurance habitation soit transférée au nom de ma mère. Tu as des timbres quelque part? La vieille boîte à cigares rouges, là. EDF, 17 minutes d’attente en ligne, j’ai fini par perdre patience et raccrocher. Tant pis, je passerai par leur site internet. 
Et pendant que je fouillais ses papiers si bien rangés, ses documents rédigés de son écriture si nette, dans la chambre voisine, mon père dormait pour toujours, froid et dur comme du bois. 
Mon oncle et ma tante sont arrivés au moment où le voisin revenait chercher son groupe électrogène. C’était bien de voir d’autres gens, et puis l’électricité est revenue en même temps, et repartie, et revenue vers 19h. Ma soeur et David nous ont rejoints avec les enfants. Ils ont tous les deux voulu voir leur papy. Cahouète a d’abord pensé qu’il dormait, et puis il lui a touché l’épaule et a éclaté en sanglots. Sa mère l’a emmené. Attila est resté longtemps assis à son chevet, à parler avec nous, à se faire expliquer, à dire combien il l’aimait, à arranger René la Taupe sous sa couverture. Nous avons évoqué quelques souvenirs entre rires et larmes. 
Et tandis qu’on faisait salon autour de lui, mon père dormait pour toujours, froid et dur comme du bois. 
On a décidé de dîner tous ensemble, même si ça n’était pas prévu. Un reste de soupe de légumes, un rôti de veau cuit à la va-vite, et puis il y a du fromage et des glaces. De toute façon, vous avez faim, vous? J’ai débouché une bouteille du Tautavel que mon père aimait tant et on l’a vidée pour l’apéro. Attila a eu un choc en voyant la place de son papy désormais occupée par sa mamie, et il a pleuré pendant tout le repas. Mais j’ai réussi à faire rigoler les autres en racontant nos mésaventures avec Dumbo et l’histoire des figues de Solange. L’espace de quelques minutes, c’était juste un repas de famille normal malgré l’absence. 
Mais pendant qu’on rangeait les assiettes dans le lave-vaisselle au mépris de toutes les règles qu’il avait instaurées, dans la chambre voisine, mon père dormait pour toujours, dur et froid comme du bois. 
Aujourd’hui, les flammes emporteront son corps, et il ne nous restera de lui que nos souvenirs et notre chagrin. 

21 réflexions sur “Avant les flammes”

  1. Miss Babooshka

    Mes très sincères condoléances …

    Je sais combien la "dernière" journée sera dure, dire au revoir, adieu … J'ai perdu mon grand-père cette année, je suis aussi allée à une autre cérémonie funéraire cette année …

  2. Il m'est impossible de te lire sans pleurer ; or je sais que ton deuil me renvoie aux miens, nous renvoie aux nôtres.
    La force de tes mots est incroyable, Armalite, leur justesse, leur dignité. Les moments que vous êtes en train de traverser sont terribles et tu arrives à dire aussi leur étrange douceur. C'est très beau que ton papa ait pu mourir aussi paisiblement.
    Désolée, je suis confuse.
    Je pense à toi, beaucoup.

  3. Mes pensées vont vers toi et les tiens, et aussi vers ces mails si amusants que ton père t'écrivait.
    Je t'embrasse parce que j'ai l'impression de te connaître un peu depuis le temps que je te lis dans l'ombre.

  4. <3 je suis très touchée par tes justes mots… je sais combien la perte d'un être si cher est douloureuse. Courage, après seuls les bons moments restent dans nos coeurs.

  5. C'est une sensation étrange.
    9 ans après, il est toujours là à chaque repas de famille.
    Je n'ai pas fait le tri dans ses affaires, je n'ai pas pu à l'époque. J'ai juste récupéré les 2 tee shirt Yellowstone que je lui avais rapporté un mois auparavant mais qu'il n'a jamais pu porter, ni vraiment voir.
    Je ne comprends que trop bien se que tu peux ressentir.

    Même si nous ne partageons pas les mêmes "croyances", saches que toi et tes proches êtes dans mes prières.

    :grisbisous:

  6. Je pense n'avoir jamais commenté même si j'apprécie ton blog depuis plusieurs années. J'ai le coeur serré et même si ça n'adoucit rien du tout je t'envoie plein de pensées.

    Maud

  7. "Je voudrais prononcer encore un mot humain
    Mais je sens que ma voix déjà ressemble au vent
    Venant de nulle part et s'en allant partout
    Et je laisse le vent achever mes adieux."
    G. Esposito

    Je te serre très fort dans mes bras
    JC

  8. On imagine pas toutes les formalités administratives que la perte implique aussi … Je suis touchée par cet article qui parle de l'après mais surtout centré autour de ceux qui restent. Mes pensées t'accompagnent …

  9. Je ne crois pas à un au-delà où les âmes des disparus résideraient, et je ne sais pas à quoi toi et ta famille croyez. Mais il vous reste plus que les souvenirs et le chagrin: il vous reste l'amour, celui qu'il vous a donné, celui que toi et les tiens lui avez donné, et qui est stocké quelque part, "bien au chaud dans votre mémoire" pour paraphraser Bertin. Le chagrin s'adoucira un peu au fil du temps, mais l'amour, lui, restera.
    Je sais que les mots signifient peu en de tels moments, mais en même temps, ils sont notre seul viatique face à l'absence de ceux qu'on aime…
    Zorro

  10. Lectrice de l'ombre, je suis émue par ta peine, par ta manière de l'évoquer.
    Et cette impression d"avoir un peu connu cette personne drôle et pince-sans-rire qu'était ton père. Et suis triste.
    Laouluna

  11. Je te lis depuis longtemps en silence mais c'est des larmes plein les yeux que je t'écris ces quelques mots. Pour avoir vécu la même chose que toi, je sais combien les mots sont vains face à la douleur de l'absence, combien le temps semble long avant que la douleur s'atténue, devienne un peu plus supportable,… mais comme j'aurais aimé avoir ta plume pour décrire ces moments là avec autant de délicatesse, autant de tendresse, autant de justesse. Amitiès

  12. Hello toi. Ton texte me fait penser à Yourcenar, dans "Mémoires d'Hadrien", même usage de la répétition, même sensation étrange du narrateur qui voit que la vie continue alors que de l'autre côté du mur, celui qu'on aimait n'est plus. J'ai mille pensées pour toi et j'espère te voir bientôt.

  13. comme c'est beau ce que tu écris;
    comme on le vit avec toi;
    il va vous rester de merveilleux souvenirs, un trop plein de chagrin qui sera présent longtemps ;
    j'ai juste envie de vous dire "soyez tous unis dans votre tristesse mais il semble que vous l'êtes et ça c'est magnifique:
    le chagrin passera, les souvenirs resteront et ton pere sera toujours avec toi.

  14. Désolée… Je viens de lire tes billets seulement maintenant. Tu as toutes mes pensées et mon soutien… Prends le temps qu'il te faut et surtout, je pense que c'est une bonne chose de quand même fêter vos 6 ans. Vous le ferez juste quand tu le sentiras bien. Une chose à la fois…
    Des bises (et un gros poutou de Kazoo, ça fait toujours du bien un poutou de Kazoo, il est tout doux^^).

  15. Je ne sais pas comment tu as eu le courage de publier ça. Je ne sais pas à quel point doit être le chagrin. J'éprouve juste de la peine pour toi, là. Beaucoup. Courage.

  16. Je suis à peu près sûre que certains auront considéré ça, non comme du courage, mais comme de l'impudeur. Il sont eu le bon goût de n'en rien dire. Quant à moi, j'avais juste besoin d'en parler, de mettre des mots sur ce que je ressentais. Rien de bien brave tu vois 🙂

Les commentaires sont fermés.

Retour en haut