Quelques raisins secs gisent dédaignés au bord d’un bol, parmi de vagues traces de fromage blanc, et les pétales du bouquet de tournesols posé sur le comptoir commencent juste à s’ouvrir quand on sonne à l’interphone dix minutes avant l’heure prévue. Aujourd’hui, je fais changer les fenêtres de mon appart’. C’est une décision qui m’a coûté, et pas juste financièrement, parce que la perspective d’inconnus qui piétinent chez moi, cognent les meubles et font des saletés partout me provoque limite une attaque de panique. Mais j’ai décidé d’utiliser systématiquement une partie de mes droits d’auteur excédentaires pour faire des travaux « utiles ». Cette année, les fenêtres et un tableau électrique aux normes; l’an prochain, une clim réversible et peut-être des volets en PVC.
Le menuisier monte. Il est souriant mais seul; j’ai une porte-fenêtre dans le salon et j’habite au deuxième étage sans ascenseur. « Euh, vous êtes sûr que ça va aller? » « Oui oui, ne vous en faites pas, je suis costaud. » Je guette ses premières manoeuvres. Bim le mur quand il évacue le premier battant vitré. Je grince des dents mais ne dis rien. Le MacBook posé sur la table basse que, d’ailleurs, il faudrait remplacer aussi, j’essuie un tir nourri de remarques et de questions. Misère, je suis tombée sur un bavard. Je me réfugie dans mon bureau; il hausse simplement la voix pour se faire entendre et continue à jacasser de plus belle. Ce garçon a envie de parler, et moi, j’ai envie qu’il me fasse du bon boulot. Je me résigne et retourne au salon.
Je lui offre à boire. Non, désolée, je n’ai pas de café. Un jus d’orange? « Oui, mais coupé à l’eau parce que je suis au régime. » Au final, je lui fais découvrir le thé glacé et il est conquis. Je me détends. De toute façon, j’avais prévu de prendre la journée parce que je me doutais que je n’arriverais pas à bosser. Je m’installe dans le canapé avec mon ouvrage et je crochète en discutant. A défaut de ma traduction, mon couvre-lit avancera aujourd’hui!
Le menuisier jure un peu parce que le battant gauche de remplacement peine à entrer dans les gonds. Je propose un coup de main; il me rit au nez, mais gentiment. Soit. Il me dit qu’il est d’origine sicilienne, super-macho et ancien boxeur professionnel. En fait, nous nous découvrons des connaissances communes dans le (tout petit) milieu local de la muay thai que j’ai moi aussi pratiquée il y a fort longtemps. Encouragé, il me montre des photos de ses enfants – deux petites filles à joues rebondies et un bébé-garçon de trois mois avec un énorme sourire -, me demande si moi j’en ai? Je prends une grande inspiration; ne t’énerve pas, c’est juste une question comme ça. Je réponds que non. Il me dit plus tard peut-être; je réplique qu’à mon âge ça ne va plus être possible. Il s’extasie: je vous aurais à peine donné trente ans. En voilà un qui sait brosser la cliente dans le sens du poil.
Une fois que j’ai accepté l’idée de tenir le crachoir à un gars avec qui je n’ai absolument rien en commun hormis le fait de savoir frapper un sac sans me retourner les poignets, je me surprends à savourer le côté détendu et légèrement surréaliste de ce moment. La chaleur lourde n’incite de toute façon guère à s’agiter; d’ailleurs le polo jaune du menuisier est vite trempé de sueur. Il décline ma proposition maladroite d’utiliser la salle de bain pour se rafraîchir s’il le souhaite, mais me remercie vivement chaque fois que je remplis son verre de thé glacé et, quand il n’en reste plus, d’eau sortie du frigo. Il me demande comment je suis devenue traductrice; je mentionne que j’ai passé un an aux USA. « Où ça, aux USA? » En Pennsylvanie. « C’est de là qu’il vient Dracula, non? » …Euh, non. On se raconte pas mal de choses finalement – enfin, lui plus que moi, mais au bout d’un moment je cesse d’être sur la défensive. Ca ne m’arrive pas souvent.
Vers 17h, les nouvelles fenêtres sont posées et habillées. En nettoyant les saletés dans mon bureau, le menuisier fait tomber ma statuette collector d’Anita Bomba, qui se brise en plusieurs morceaux – foutue. La consternation se lit sur son visage. Je lui dis qu’elle n’était pas très stable, que ça devait finir par arriver un jour ou l’autre et que ce n’est pas bien grave. Mais le plus beau, c’est que je le pense. Je ramasse calmement les morceaux et je les mets dans la poubelle au-dessus des longues échardes de bois. Quand le menuisier finit par remballer ses affaires, je note sur sa fiche d’évaluation qu’il a fait un boulot propre et très consciencieux, et il m’adresse un sourire rayonnant. J’ai l’impression qu’il traîne un peu au moment de s’en aller. Il me remercie chaleureusement pour mon accueil et pour la bonne journée qu’il a passée avec moi; puis il s’en va comme à regret après m’avoir fait répéter la « recette » du thé glacé et dit au revoir plusieurs fois.
Ca fait déjà une personne au monde qui ne me trouve pas sarcastique, intransigeante et asociale. Par contre, je ne sais pas trop où je vais en trouver une deuxième. La reconquête de mes points de karma perdus risque d’être lente.
Et moi je me dis que tu as l'air d'avoir une superbe terrasse !
J'ai eu peur en lisant au fur-et-à-mesure,je m'attendais à ce que le plombier euh le menuiier susurre sensuellement dans son T-shirt en sueur "mmhh alors comme ça,elle s'ennuie la p'tite dame?" etc etc ahah…
ANNESO
On me qualifie également bien souvent de ces trois adjectifs qualificatifs, mais il faut admettre que le fait de devoir accueillir un étranger dans son chez-soi n’est jamais chose facile.
Faire la conversation, être poli(e) et démontrer du savoir-vivre me semble certains jours tout bonnement impossible, mais je suis persuadée de ne pas être la seule dans ce cas-là.
Et quand la journée s’achève, il est bon de se remémorer que l’essentiel aura été fait, que les objectifs du jour ont pu (même partiellement) être accomplis.
A chaque jour suffit sa peine (ou ses peines, c’est selon).