Je est une autre

D’aussi loin que je me souvienne, mes sautes d’humeur me pourrissent l’existence. La volatilité de mon caractère, ma propension à changer d’avis plus vite que de chaussures et à brûler aujourd’hui ce(ux) que j’adorais hier, mon incapacité à faire des plans à long terme sont probablement parmi les traits qui me caractérisent le plus. Pas ceux dont je suis le plus fière, évidemment. Bien au contraire, j’ai lutté contre eux toute ma vie d’adulte en me disant qu’un peu plus de constance de ma part faciliterait grandement ma vie comme celle de mon entourage. Et d’un autre côté, je me disais que même si ce n’était pas une qualité, mon instabilité était constitutive de ma personnalité, une des choses qui faisaient que j’étais moi, unique et donc précieuse au même titre que chaque autre individu. Je passe suffisamment de temps à pester contre l’uniformisation (qu’elle touche les vêtements, les attitudes sociales ou même les paysages urbains) pour avoir une position assez ambiguë vis-à-vis de ce défaut.

N’empêche que c’est assez dur à vivre d’avoir le moral qui fait des sinusoïdes sans qu’aucun élément extérieur intervienne pour infléchir son cours. Je peux par exemple être assise devant mon ordinateur en train de bosser à un truc anodin, dans une humeur complètement neutre. Tout à coup, je me sens remplie d’énergie et de joie de vivre; mille idées et projets se bousculent dans ma tête. Et une minute plus tard, tout cela s’évapore pour me laisser au fond d’un trou noir, pataugeant dans la dépression et le désespoir. Des montées en flèche aussi fulgurantes et des chutes aussi vertigineuses, il m’arrive d’en vivre une bonne dizaine dans la même journée. Pas tous les jours, heureusement: la plupart du temps, les fluctuations sont moins spectaculaires. Mais elles sont constantes, et je perds une énergie dingue à lutter contre elles avec plus ou moins de succès.

Ces derniers temps, c’est comme si le plancher d’apathie en-dessous duquel je ne tombais jamais avait cédé sous moi, révélant un gouffre d’anxiété dont il m’était proprement impossible de sortir seule malgré toute ma volonté et mon obstination naturelles. Chaque fois que j’arrivais à escalader un petit bout de paroi pour remonter vers la lumière du jour, je finissais toujours par glisser et par poursuivre ma dégringolade. Aucune envie de savoir ce qui m’attendait au fond de ce gouffre. Alors, oubliant ma fierté, j’ai décidé de recourir à de l’aide extérieure. Dans un premier temps, celle-ci a pris la forme de médicaments.

Et un changement miraculeux s’est opéré. Depuis une semaine, j’ai l’impression d’être une autre personne. Pas celle que j’étais avant mes attaques de panique, mais bien celle que je n’avais jamais réussi à devenir. Calme, pondérée, mesurée. La tête froide et l’humeur égale. Pas un robot incapable de ressentir la moindre émotion, juste une personne dont le cerveau n’est pas un maelström constant de pulsions contradictoires et déchirantes. Mon agressivité, mon intolérance, ma tendance au sarcasme semblent s’être volatilisées. Et je n’arrive pas à décider si c’est une bonne chose ou pas. Parce que ça me donne envie de prendre du Xanax jusqu’à la fin de ma vie, et que je sais que ça ne sera pas possible. D’une part, ça ne doit pas être trop bon pour la santé à long terme, et d’autre part, ce n’est jamais qu’une béquille dont je suis censée apprendre à me passer.

Mais la question qui me taraude, c’est celle-là. Puisque je ne crois pas en Dieu, et donc pas au concept d’âme, je – en tant qu’individu – me définis par mon esprit, mon caractère, ma personnalité. S’il suffit de quelques minuscules cachets blancs pour l’altérer du tout au tout, je dois admettre que je ne suis qu’un ensemble de neurones, de synapses et de réactions chimiques manipulables quasiment à volonté par des éléments extérieurs. Autrement dit: « je » n’existe pas. « Je » n’est qu’un morceau de viande dodu doté d’une conscience subjective et d’un sens de soi illusoire. « Je » n’a pas de libre arbitre: les décisions qu’elle croit prendre lui sont dictées non par des valeurs personnelles ou des objectifs choisis, mais par la quantité de sérotonine ou de dopamine qui circule dans son corps à un moment donné. Je trouve ça assez effrayant.

11 réflexions sur “Je est une autre”

  1. C'est effrayant. Très.

    Toutefois, la question "chimie" du cerveau, même si la médecine a beaucoup avancé ces dernières décennies, est loin d'être résolue et comprise. Il reste de très nombreux "mystères inexplicables". Peut-être trop subtiles pour que mes maigres connaissances médicales saisissent l'importance de ces mystères, mais des mystères, il en reste.

    Tout ne sera jamais résoluble à la seule chimie du cerveau. Et là du coup, ça me rassure toujours un peu .

  2. Il y a de nombreuses façons d'aborder le "dur problème" de la conscience et même (aussi inattendu que cela puisse être) par le biais des maths.
    A ma connaissance, rien n'indique que la conscience ne soit qu'un phénomène purement mécanico-chimique.

  3. Bonjour à toi, je lis avec grand plaisir tes billets, et ai suivi tes dernières mésaventures avec intérêt. Je ne sais pas pourquoi, puisque je n'ai jamais vécu une crise de panique, tout ce que tu en as écrit m'a touché.
    Te lisant, aujourd'hui, je me dis que le "je" n'ai pas dissociable d'une chimie qui nous est propre, et de tout ce qui est lié à notre "nous", que ce soit notre histooire personnelle passée, présente nos échange chimiques, et ainsi de suite. J'écris rapidement, je n'ai donc pas le temps de trop développer mes idées, je suis au travail. Mais je suis avec intérêt le débat.

  4. A un niveau beaucoup plus quotidien, le simple fait de changer de pilule et d'en prendre une en continu m'a fait renaître. Auparavant, j'étais invivable dix jours par mois, j'engueulais tout le monde, et surtout mon compagnon, comme du poisson pourri pour la moindre contrariété ou même sans raison parce que je me sentais trop mal. OU comment les hormones agissent sur l'esprit.
    Mais hormis cela, je me sens toujours moi, avec ma personnalité, mes goûts, mes humeurs (un peu calmées), mon histoire. Ce n'est pas parce que je prends quelque chose de chimique que je deviens quelqu'un d'autre.

  5. Mon quali aux louveteaux était "220 volts… alternatifs !"
    Je comprends donc bien ces modifications surprenantes d'humeur que j'ai toujours qualifiées comme une partie de mon caractère.
    Je ne pense pas que cela changera en toi, il faut juste que l'on trouve le degré chimique correspondant parfaitement à ta demande et ton souci de buter ces vilaines angoisses. Je pense qu'ensuite, le mauvais côté aura disparu et le bon côte reprendra le dessus.
    Je ne me sens pas très claire dans mes propos, juste peut-être voulais-je trouver quelques mots réconfortants pour toi.
    Je te souhaite très sincèrement d'aller mieux, je me suis faite silencieuse ces derniers jours car je ne trouve pas forcément les bons mots quand c'est nécessaire 😉 Mais par contre, je t'envoie une bise 😉

  6. Au même temps, nous pourrions également trouver effrayant le fait de prendre des comprimés, pour guérir une affection bénigne telle que le rhume, ou la grippe…Cette remarque est peut être hors sujet, mais je pense que l'idée d'être "modifiées" par ingestion de petites pillules n'est que la sourface de toute une énorme quantité de phénomènes que notre organisme instaure et subit, qui font de nous des personnes…en bonne, moyenne, mauvaise santée.

  7. Bonjour Armalite,

    je te suis depuis un bon moment et ceci est mon premier commentaire.
    J'aime beaucoup ton blog et je me retrouve dans certains de tes traits de caractères (et je suis également traductrice).

    J'en viens au but de mon message : méfie-toi du xanax. Lorsque j'avais une vingtaine d'années, je souffrais de crises de tétanie plus ou moins régulières que mon médecin de l'époque a décidé de traiter avec du xanax. Tout allait beaucoup mieux, j'avais ces pilules magiques constamment sur moi et je savais que si je recommençais à sentir ce sentiment d'oppression et ce manque d'air si caractéristiques, le xanax me sauverait (c'est vraiment le cas de dire, lorsque j'avais une crise de tétanie, je croyais que j'allais mourir). Bref, j'en ai pris pendant plusieurs années et mes crises ne diminuant pas (souvent sans raison particulière), je m'étais dit qu'ill fallait faire avec. Jusqu'au jour où j'ai changé de médecin suite à un déménagement et l'ai consulté pour les dites crises. Lorsqu'il a appris que je prenais du xanax, il m'a ordonnée de l'arrêter sur le champ. Cette pilule agit comme une drogue m'a-t-il dit. Plus votre corps en a, plus il en veut et il provoquera même une crise de tétanie pour en avoir ! (le junkie !). J'ai donc arrêté cette drogue et même si j'ai dû encore subir quelques crises sans xanax, elles se sont ensuite nettement espacées pour être désormais (15 ans après) quasiment inexistantes.
    Voilà pour mon témoignage !
    Bon courage,

    Nadège

  8. Cécile de Brest

    Ce que tu dis là est très intéressant.
    je me pose pas mal de questions sur le sujet en ce moment notamment à cause d'hormones que ma gynéco m'a prescrits pour éviter certains inconvénients.
    Mais ces hormones ont-elles une influence sur mon attitude (même si c'est un traitement tout ce qu'il y a de plus léger)? Je ne suis pas très à l'aise avec ça…

  9. Nadège, merci pour ce premier commentaire.
    En fait, je ne prends de Xanax que de façon temporaire, pour me soulager en attendant que le Deroxat fasse effet (ce qui est censé prendre 3 semaines). Après ça, normalement, je dois l'arrêter et continuer juste avec le Deroxat.

  10. Hello !

    Peut-être que tu devrais essayer la méditation. C'est très utile pour en arriver à ne plus trop être le jouet de son mental.

    Ta constatation : "je" n'existe pas est très intéressante ! C'est d'ailleurs une des principales affirmations de la philosophie bouddhique… mais pas seulement. Si tu souhaites creuser la question, je te conseille d'investiguer du côté de la non dualité (ex: nondualite.free.fr). Amitiés

Les commentaires sont fermés.

Retour en haut