« De ça je me console »

« Comme un oiseau sur un fil, j’ai tenté à ma façon d’être libre », dit une citation de Leonard Cohen sous la photo de mon profil Facebook.

La liberté, pour moi, c’est avoir rompu plusieurs relations sérieuses avec des partenaires qui m’étaient toxiques, malgré les honoraires d’avocat le poids des conventions sociales et le fait que je ne rajeunissais pas. C’est refuser de céder à la pression ambiante et de faire des enfants alors que je n’ai pas l’ombre d’un début de fibre maternelle. C’est avoir tourné le dos au salariat, à ses conforts mais aussi à ses contraintes pour choisir une activité que j’exerce comme je veux, quand je veux, et tant pis pour la précarité qu’elle implique. C’est m’habiller, m’exprimer sans me soucier du qu’en-dira-t-on. C’est dépenser mes sous comme je l’entends, pour une 17ème paire d’escarpins importables si ça me chante. Et tout cela me procure une vraie satisfaction.

Mais

Une petite voix en moi ne peut s’empêcher de ricaner. De me dire que ma liberté pourrait aussi être qualifiée de papillonnage, d’égocentrisme, de paresse, d’arrogance et de matérialisme rampant. Que composer avec les règles d’une société dont je vomis le fonctionnement pour en tirer le meilleur parti, c’est sans doute assez malin, mais pas forcément très glorieux.

La vérité, c’est que je suis plus conventionnelle et plus enchaînée que je ne voudrais le croire. Quand je ne suis pas amoureuse, je m’étiole, et bien que je clame partout « Plutôt seule que mal accompagnée », je n’ai pas été célibataire plus de quatre ou cinq mois depuis l’âge de 16 ans. Pur produit de la classe moyenne, issue d’une famille de fonctionnaires, je paye scrupuleusement toutes mes factures et mets des sous de côté de côté pour mes vieux jours avant de dépenser le moindre centime surnuméraire. Je ne fraude pas le fisc; je respecte les lois à quelques minuscules exceptions près – parfois parce que je les trouve censées, parfois par peur du gendarme comme tout un chacun. Dès que j’ai pensé m’être fixée à un endroit, j’ai acheté un appartement parce que c’était l’option la plus raisonnable du point de vue financier.
Dans le fond, ma liberté est pitoyablement relative.

Pourtant

Au fond de moi se tapit une âme rebelle qui ne voit pas pourquoi elle travaillerait plus que strictement nécessaire, et qui réalise que le strict nécessaire, ça peut vraiment se réduire à pas grand-chose. Qui aspire à ne pas posséder davantage que ce que peut contenir une petite chambre – voire, que ce qu’elle peut porter dans un sac à dos. Qui mesure à quel point les objets encombrent et paralysent, et qui aimerait s’affranchir de sa dépendance envers eux. Qui voudrait consacrer le plus gros de sa précieuse et courte existence à vivre vraiment: passer du temps avec les gens qu’elle aime, lire, écrire, dessiner, rêver, voyager en s’en remettant au hasard des rencontres et des chemins. Qui pense que le vote utile est un concept parfaitement gerbant; que se taire quand un gouvernement prend au vu et au su de tous des mesures iniques, c’est cautionner sa politique et devenir, de fait, un(e) sale collabo. Qui voudrait être capable d’une autre réaction que détourner les yeux pour ne pas se blesser la vue sur la misère dont est jonché le bitume de nos belles cités.

Je suis trop bien dressée et trop lâche, sûrement, pour que l’âme rebelle l’emporte sur la bourgeoise-bohème en moi. Alors, je tâche de composer avec elle, de trouver un juste milieu entre ses idéaux et la réalité que je me suis laissé imposer par facilité. Parfois il me semble que je ne m’en sors pas si mal par rapport à la plupart des gens et que je mérite ma propre indulgence. Parfois, je me donne juste envie de vomir et ce dégoût m’évite de sombrer dans l’auto-complaisance.
…Ce dégoût, et les bouquins de Lola Lafon. Je ne serai jamais aussi libre qu’elle (ou que ses personnages?); je n’écrirai jamais avec cette fulgurance; je ne raconterai jamais d’histoires qui à l’instar des siennes font tourner la tête comme l’azur doux et violent d’un ciel printanier. Et de ça, je crois bien que je ne me consolerai jamais tout à fait.


Edit: Lola, qui figure dans mes contacts Facebook et à qui je me suis permis d’envoyer une copie de mon post ce matin, m’a répondu ceci:
ton texte est à la fois beau et honnête, je veux dire artistiquement honnête, ce qui est beaucoup…
bonne journée et merci, vraiment
lola
et a linké mon article sur sa page. Me voilà émue pour la journée, au moins.

1 réflexion sur “« De ça je me console »”

  1. de ça, non. décidément pas.

    ton texte est très bien. je me reconnais en partie plutôt bien.

    Il me semble que le voir, que s’interroger plutôt, est déjà pas mal. Tout dépend de ce que tu fais de ça, de cette frustation et de ce débat là. Si ce débat existe, c’est que tu n’est pas tout fait encore presque morte.

    Utilise cette énergie à bouger une petite chose, une seule pour commencer, mais qui ait du sens, un sens profond pour toi. Sinon la totalité est écrasante, et encourage à retourner sous la couette.

    un de mes posts proche de ça :
    http://tataiza.com/news/quand-la-rage-ouvre-les-fenetres-de-la-maison

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