
Leo s’adresse rarement à son public: tout est déjà dans ses chansons. Mais quand il remercie, il enlève son chapeau, le porte à son coeur et appelle les spectateurs « friends ». Il fait même l’effort de prononcer quelques phrases en français. Son humilité, sa chaleur, la sincérité profonde qui émane de lui sont bouleversantes. Cet homme ne triche pas, et ça se sent. Sur scène, il est accompagné par des artistes fantastiques, choristes et musiciens qu’il place chacun à leur tour dans la lumière en leur faisant interpréter une chanson ou jouer un long solo, et qu’il présente (deux fois!) avec des termes merveilleusement poétiques – par exemple, « the master of timekeeping » pour son batteur, ou « the prince of arpegio » pour son guitariste. Cet homme est la générosité incarnée.
Leo ne plaint pas son temps. Entracte de vingt minutes compris, le spectacle dure près de trois heures et comporte trois rappels. Pour le premier, il interprète « So long, Marianne » et « First we take Manhattan ». Il conclut le second par « Closing time », et on pense que ça va s’arrêter là. Mais presque aussitôt, le public lui faisant une énième standing ovation, il revient entonner « I tried to leave you » avec un petit sourire ironique. Oui, en plus de tout le reste – le talent, l’intelligence, la sensibilité -, cet homme a de l’humour!
Leo a 74 ans. Il a tout vécu, tout essayé – fréquenté les plus grands artistes des années 60 et 70, logé au mythique Chelsea Hotel et habité dans une semi-réclusion sur une minuscule île grecque, enchaîné les amours tumultueuses et politiquement incorrectes, été menacé de mort par un de ses producteurs et plumé par sa secrétaire particulière*, écrit de nombreux romans et recueils de poésie en plus de sa carrière de chanteur. Et partout, tout le temps, il a cherché Dieu, ou du moins, quelque chose de divin. Comme Siddharta dans le roman éponyme de Herman Hesse, il est à la fois un pécheur et un saint, capable de se vautrer dans les plaisirs terrestres et de passer plusieurs années dans un monastère zen. Son parcours chaotique mais sans compromission lui a donné une sagesse rayonnante. Cet homme irradie l’amour – amour des femmes, de son prochain en général et surtout de la vie. Alors, quand il chante,dans « Anthem »: « There is a crack in everything; that’s how the light gets in », je me sens pardonnée pour toutes mes erreurs, validée dans mes propres choix parfois erratiques. Moi qui ne crois pas en Dieu, c’est comme si je recevais l’absolution de la part de la personne qui incarne à mes yeux toute la beauté complexe et glorieuse de l’être humain.
Avant le premier couplet de la première chanson (« Dance me till the end of love »), j’ai déjà les yeux pleins de larmes tellement c’est fort pour moi de me retrouver dans la même salle que lui. Même si je ne distingue que vaguement sa silhouette minuscule – son éternel feutre et son pardessus noir – sur la scène de Forest National, j’ai l’impression que sa voix résonne directement dans mon coeur sans passer par mes oreilles. Pendant « In my secret life », qui n’est même pas un de mes morceaux préférés, les vannes s’ouvrent et je me mets à sangloter sur l’épaule de Chouchou. « I smile when I’m angry, I cheat and I lie, I do what I have to do to get by, but I know what is wrong and I know what is right… »
Mais le pire arrive au moment de ses magnifiques adieux. Je sais que ce concert sera unique, que je ne reverrai probablement jamais Leo. C’est « Ravie de faire votre connaissance », « Vous êtes une personne sublime qui me touche comme nulle autre au monde » et « Au revoir à jamais » en l’espace de quelques heures. Alors, quand il dit (je reconstitue vaguement de mémoire): « We thank you for your unforgettably warm welcome. It’s getting chilly up there (…), but when the cold gets too bitter, may we remember one another. Thank you friends, and good night », je m’effondre totalement. Il me semble que toutes les émotions intenses, bonnes ou mauvaises, que j’ai jamais éprouvées ressurgissent d’un coup pour me submerger. Je suis anéantie, terrassée par le poids de mes propres joies et de mes propres chagrins passés ou à venir. Ce que je viens de vivre, ce n’est pas juste un concert inoubliable: c’est ce qui peut se rapprocher le plus d’une expérience mystique pour une athée comme moi. Tout ça par la grâce d’un petit bonhomme imparfait et sublimement humain.
Thanks to you too… friend.
*d’où cette tournée dont il nous gratifie quinze ans après la précédente afin de renflouer les caisses: le malheur des uns, etc.
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Waouh, magnifique compte-rendu. Je connais mal la musique de Leonard Cohen, mais je reconnais certaines des émotions dont tu parles pour les avoir ressenties avec d’autres artistes. Ça me rappelle un peu ce que j’ai éprouvé en voyant Tom Waits sur scène pour la première fois récemment (l’une des deux personnes que je considère comme des « légendes vivantes » qu’il m’a été donné de voir en concert, l’autre étant Patti Smith). Ça devait être quelque chose.
« Merci, chers amis, de continuer à faire vivre mes chansons car sans vous, elles ne sont rien »
Léonard Cohen.
Je suis sincèrement très contente que tu aies pu réaliser ce rêve…
Mélanie: Merci merci… Mais sérieusement, une grande amatrice de bonne musique comme toi, comment as-tu pu passer à côté de Leo? Fais-moi une faveur: écoute juste un morceau – un truc neutre, ni connoté religion ni militant… Disons, « A thousand kisses deep ». Si ni les paroles, ni la musique, ni la voix ne te donnent envie d’explorer sa discographie plus loin, ce n’est pas grave, mais ça mérite au moins d’être essayé. Parce que quand on accroche vraiment à ce qu’il fait, ce type est une révélation. Je sais que ses chansons m’accompagneront toute ma vie et qu’elles résonneront toujours en moi. C’est le seul artiste, tous genres confondus, dont je puisse dire cela.
Ingrid: Pfiou, tu étais encore tellement en dessous de la vérité dans ton mail d’hier matin… Même prévenue, j’ai été prise complètement au dépourvu. C’était une énorme claque, ma plus grande émotion musicale à ce jour et une de mes plus grandes émotions tout court.
Armalite….merci pour ce merveilleux billet.
Je suis allé le voir à Brugge et je suis retourné hier a Bruxelles…et j’en ai encore des frissons et une boule dans la gorge. Comme toi je n’ai pu empêcher les larmes de couler. Ridicule pour un grand gaillard de 37 ans ? Non, tant Leonard est touchant, sincère, entier….
Je n’ai pas ta plume, donc je ne vais pas m’étendre ici…mais tes mots refletent exactement ce que j’ai pu resentir hier soir, et le fait de te lire me redonne des frissons !
Ce fut une expérience extraordinaire, avec des sensations inexplicables….rien à voir avec un concert « normal ».
Merci
Chers amis,
Comme vous, j’ai été subjugué par le concert de Leonard Cohen à Forest National (19 octobre).
J’en garde encore plein de vibrations au fond de moi … Des portes ouvertes sur les parts d’ombre et de lumière en moi, « le poids de mes propres joies et de mes propres chagrins passés ou à venir », comme le dit si bien Armalite.
L. Cohen chante: « I’d die for the truth in my secret life » [« Dans mon fors intérieur, je donnerais ma vie pour la vérité »). Lors d’une interview, un journaliste lui a demandé ce que c’était pour lui, la vérité. Sa réponse : « Tout est vérité. Tout ce qui se passe est vérité. »
L. Cohen est pour moi le chanteur-poète qui parle le mieux de ce qu’un grand maître spirituel tibétain, Chögyam Trungpa, appelle l’inespoir. Ce n’est ni le désespoir (parce que les choses ne sont pas comme je le voudrais), ni l’espoir (que les choses changent dans le sens de mon désir), mais le fait de voir, de sentir et d’accepter que les choses sont comme elles sont.
Je suis touché de lire que je n’étais pas le seul aux bords des larmes (ou au-delà) dans la salle !
Le CD « Blue Alert » d’Anjani, la compagne de L. Cohen, me fait le même effet ! C’est Leonard avec un parfum de femme. Délicieux !
Prenez soin de vous et de ceux qui vous sont chers !
Berni
J’ai déjà essayé de l’écouter, je n’avais pas accroché, je me suis dit que ce n’était pas le moment et j’ai remis à plus tard. Je me rappelle cela dit avoir été assez impressionnée par ‘Everybody Knows’ (je crois) à l’époque lointaine où j’avais vu le film ‘Exotica’. Je réessaierai, mais je crois qu’il faut le bon moment. Tu conseillerais de commencer par quoi ?
Est ce qu’il a chanté « There ain’t no cure for love » ?? Cette chanson me donne des frissons et des larmes aux yeux …
Malena: oui, il l’a chantée. Ce n’est pas une de mes préférées, cela dit.
Mélanie: Si je devais réaliser ma parfaite compil de Leo en, disons, une douzaine de chansons, je mettrais dessus les titres suivants:
– Everybody knows (of course!)
– A thousand kisses deep
– Alexandra leaving
– Tower of song
– Who by fire
– Anthem
– Bird on the wire
– First we take Manhattan
– I’m your man
– If it be your will
– In my secret life
– Hallelujah
Evidemment, c’est un choix très subjectif ^^
Ce merveilleux compte rendu m’inspire deux sentiments opposés mais pas du tout incompatibles. D’une part je me dis : « c’est exactement ce que j’ai ressenti tout au long du concert. Je n’y changerais pas une ligne ». D’autre part pendant le concert, j’avais l’impression qu’il existait un lien unique, intime, entre L. Cohen et moi. Il a réussi à me faire croire qu’il ne chantait que pour moi et qu’il se souvenait de tous ces chagrins d’amour d’ado que j’ai ressassés en l’écoutant, de tous ces sentiments d’adulte plus complexes qui deviennent lumineux à travers sa poésie.
Comme beaucoup de personnes de ma génération (1970), j’aurais pu passer complètement à côté de L. Cohen du moins jusqu’à « I’m your man » . Dans les années 80, j’étais plutôt préoccupé par la compétition qui opposait U2 à Simple Minds et j’ai toujours préféré le « beautiful loser » Jim Kerr à Bono (un signe peut-être). C’est alors qu’un événement aléatoire à la Paul Auster s’est produit et a changé mon univers musical : ma sœur ainée s’est fiancée et son petit ami m’a refilé ses vieux 33 tours des années 70 dont le best of de Léonard. Vingt cinq ans plus tard je l’écoute à F.N. en pensant à B.R., cette américaine qui a passé une année scolaire dans mon athénée et qui a tout ravagé sur son passage avant de retourner dans son Minnesota natal. Je me suis longtemps répété « Hey, that’s no way to say goodbye » puis « many loved before us, I know that we are not new » et beaucoup plus tard « that’s all I don’t think of you thay often ».
Pour revenir au concert et au public qui l’écoutait religieusement en retenant son souffle, je dirais que nous étions les criquets de son « Summer haiku »:
Silence
and a deeper silence
when the crickets
hesitate.