Le grand ménage

J’aime à dire que les possessions matérielles ne m’intéressent pas, que je préfère dépenser mes sous en expériences plutôt qu’en objets.
Ce n’est que partiellement vrai. Certes, j’ai investi dans un modeste duplex de 60m² alors que j’aurais pu m’offrir une maison avec jardin. Certes, je n’ai pas le goût des voitures de luxe (ni même des voitures tout court), non plus que des gadgets à la mode sur lesquels la plupart de mes contemporains se jettent la bave aux lèvres. Grosso modo, les signes extérieurs de richesse me laissent suprêmement indifférente… A l’exception, sans doute, des chaussures et des sacs griffés – ma plus grande faiblesse.
Pourtant, je me sens encombrée par mes affaires. J’ai depuis toujours deux frayeurs irraisonnées : les incendies et l’amnésie, parce qu’ils détruisent les souvenirs tangibles ou non et qu’il m’a toujours semblé que je n’étais que le produit de mon vécu. Que sans preuves de mon passé, je ne serais personne dans le présent. Mais ça fait longtemps qu’une toute petite partie de moi aspire à voir flamber l’endroit où je vis (en mon absence, ça va de soi) juste pour se sentir libérée de cette montagne de choses qui me paralysent.
Car c’est un fait: les possessions matérielles enchaînent. Il faut les stocker, les entretenir, les déplacer. Bien longtemps après leur acquisition, elles continuent à coûter indirectement de l’argent, du temps et de l’énergie. Et elles restreignent les mouvements. Lorsque j’ai acheté mon appartement, j’ai accepté l’idée de me retrouver plus ou moins prisonnière d’un lieu en contrepartie de la sécurité affective que cela me procurerait: savoir que j’étais enfin chez moi, dans un cocon que je pourrais modeler à ma guise. J’ai, en quelque sorte, choisi de satisfaire mon besoin de stabilité au détriment de mon besoin de liberté.
Beaucoup de choses ont changé dans ma vie depuis. Il y a quinze mois, lorsque je me suis séparée de l’Homme, j’ai envisagé une première fois de me transplanter. Mais il n’y avait pas d’endroit précis où j’aurais aimé m’installer, et surtout je répugnais à quitter mon nid douillet. Parce que je m’y plaisais, et aussi parce que ce Xième déménagement s’annonçait encore plus chiant que les autres: compliqué par la nécessité de revendre un bien immobilier, d’en chercher un autre à acheter et de faire coïncider les deux événements.
J’ai opté pour la solution de facilité. Je suis restée, moitié mécontente de m’encroûter dans une ville où je n’avais plus rien à faire ni personne à aimer, moitié satisfaite de ne pas devoir chambouler mon existence une fois de plus.
Puis Hawk est arrivé dans ma vie. Et au fil des mois, une évidence s’est imposée: ma priorité, c’était d’être près de lui, quoi qu’il puisse m’en coûter. Mon seul foyer, c’était ses bras. Si je devais construire quelque chose, ça ne pourrait être qu’avec lui.
Restait à vaincre des réticences très fortes et à solutionner une foule de problèmes matériels. Se lancer dans une expatriation, que de prises de tête en vue pour une travailleuse indépendante comme moi, qui galérait déjà avec l’administration de son propre pays! Rien que d’y penser, je sentais poindre une migraine tenace, une de celles qui vrillent les tempes et contre lesquelles l’Efferalgan demeure impuissant. Que faire de l’appartement: le garder comme résidence secondaire au mépris du bon sens financier, le mettre en location pour couvrir partiellement le remboursement de mon crédit immobilier ou le revendre pour réinvestir en Belgique? Et mes meubles tous assortis entre eux, notamment la bibliothèque de mes rêves qui aurait beaucoup de mal à trouver sa place ailleurs que dans la pièce pour laquelle elle avait été conçue, sans parler du coût vraisemblablement prohibitif de son déplacement?
Bien sûr, il était possible de temporiser, de prendre une location à Bruxelles avec Hawk sans rien changer à mon statut en France, histoire de voir si je m’habituais à la vie en Belgique et si notre cohabitation se passait bien. Le cas échéant, il aurait tout de même fallu faire le grand saut tôt ou tard, et j’avoue que cette perspective m’angoissait follement.
Je ne me suis pas fixé de plan précis. J’ai laissé s’écouler les semaines en espérant qu’une solution finirait par se présenter à moi.
Et c’est ce qui est en train de se passer. J’ai commencé à envisager des moyens de faciliter la transition (par exemple, m’adresser à un conseil juridique et fiscal pour régler au mieux la partie administrative), à imaginer des réponses concrètes à mes questions matérielles (comme la location de l’appartement meublé en saison pour couvrir mes frais sans me départir de la possibilité de redescendre dans le Midi). Je me rends compte que si j’évite de me mettre la pression, mon aptitude naturelle pour l’organisation et ma capacité à inventer des solutions de vie sur mesure prennent facilement le dessus. Tout n’est pas encore arrêté pour autant, mais les obstacles contre lesquels je butais jusque là sautent un à un.
Parallèlement, une chose assez curieuse est en train de se produire. Je me détache peu à peu de tous ces objets sans lesquels je pensais ne pas pouvoir être heureuse. Je ne relirai ni ne consulterai jamais les deux tiers des livres qui composent ma bibliothèque, alors à quoi bon les garder? Pour épater les gens qui viennent chez moi? Ce serait cher payer quelques instants de fierté mal placée. Ma garde-robe est pleine à craquer de fringues, de chaussures et de sacs dont je ne porte pas le quart. Je n’utilise réellement qu’un dixième des fournitures de scrap que j’entasse sur mes étagères comme un écureuil stockerait des noisettes pour l’hiver. De quoi ai-je peur, que tous les fabricants du monde mettent la clé sous la porte et cessent de produire des nouveautés? Je ne parle même pas des ustensiles de cuisine flambant neufs conservés dans l’hypothèse improbable où je déciderais de me lancer dans la confection de muffins maison – alors qu’on peut en acheter de délicieux déjà tout faits. Et ces souvenirs dont j’ai oublié jusqu’à la provenance, ou qu’il m’est désormais pénible de regarder? Ces disques vinyles de mon adolescence que je ne peux plus écouter faute de platine, ces cassettes vidéo que je ne peux plus regarder faute de magnétoscope?
J’ai entrepris un grand nettoyage. Je suis en train de revendre ma collection de comics US sur eBay, avec une partie de mes bédés, de mes mangas et de mes autres bouquins. Après ça, j’attaquerai les fournitures de scrap, et à la rentrée, je ferai le vide dans ma garde-robe. Je ne veux conserver que des objets utiles ou chers à mon coeur. Tout le reste, comme on dit, doit disparaître. Et quand j’aurai nettoyé mon espace, je ferai de même avec mon budget pour supprimer les dépenses inutiles et voir ce qu’il est possible d’envisager ou non en termes de style de vie.
Chaque jour, je me sens un peu plus libre, un peu plus légère.

3 réflexions sur “Le grand ménage”

  1. Je peux te proposer une superbe souris parachutiste réalisée en chutes de métal par un artisan des Baux de Provence, une figurine Willow avec un bras cassé, un ensemble lit + commode de poupée en bois acajou, une parure de lit en 140 Daniel Hechter dans les tons pastel… Et à peu près un milliard d’autres nanars improbables.

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