Au début de l’automne 2018, j’étais aux Jardins de la Baie à Singapour, et je regardais un documentaire sur les conséquences projetées du réchauffement climatique. Les auteurs étaient partis d’une hypothèse qui pouvait sembler un peu alarmiste à l’époque: celle de +2° à l’horizon 2100. J’étais ressortie de la salle en larmes, choquée par l’ampleur de la dévastation.
Un peu moins de 3 ans plus tard, Vancouver vient de défoncer son précédent record de chaleur de presque 4 degrés d’un coup, alors qu’on est seulement fin juin. On observe le même phénomène à Seattle mais aussi à Moscou. Et les fuites du dernier rapport du GIEC confirment que les prévisions les plus pessimistes des scientifiques étaient encore bien en deçà de la réalité qui s’annonce.
A ce stade, l’humanité entière devrait être en train de paniquer et de consacrer tous ses efforts à un seul objectif: inverser la tendance. Déployer son immense ingéniosité pour éviter que ne soient franchis les 4 des 9 points de non-retour que nous n’avons pas déjà dépassés. Parce que sans ça, la fin de l’humanité devient une hypothèse non seulement probable, mais probable à court terme. Genre, pour les petits-enfants de ceux d’entre nous qui possèdent une descendance. Et même les adultes nullipares d’aujourd’hui devraient avoir très peur, parce que sauf à être déjà retraités ou à mourir prématurément, eux aussi verront leur vie bouleversée avant de passer l’arme à gauche.
Pourtant, la plupart des gens que je connais n’aspirent actuellement qu’à une chose: revenir à la normale d’avant la pandémie. Cette normale destructrice pour l’environnement et intenable à très court terme.
Je ne peux pas les critiquer, parce que je fais partie du lot. En lisant les conclusions fuitées du rapport du GIEC, j’ai senti venir les prémices d’une attaque de panique, et pour la désamorcer, mon cerveau m’a bombardée d’arguments plus ou moins fallacieux et abjects. En tête, le fameux: « Tu vis dans un pays riche au climat tempéré, et tu n’es même pas pauvre: à l’échelle planétaire, tu seras parmi les moins impactés ». Ou « Les humains sont inventifs et adaptables: on trouvera des solutions », qui me semble relever soit d’une naïveté confondante soit d’une irresponsabilité criminelle.
La vérité, c’est que le problème du réchauffement climatique est tellement énorme, et mon sentiment d’impuissance tellement grand, que je n’ai pas d’autre choix que de fermer les yeux pour m’en protéger. Sans ça, je ne dormirais plus la nuit – et mes insomnies n’aideraient personne. Sans ça, avec mon hypertension, je finirais par faire un AVC (qui aurait au moins le mérite de résoudre le problème à mon niveau individuel). Le seul moyen de ne pas devenir dingue, c’est de faire comme si le Titanic n’était pas en train de couler et de poursuivre ma routine en ignorant l’eau qui monte. « Mais qu’est-ce que cette sensation mouillée au niveau de mes chev…? Oh, un papillon! »
On devrait tous être en train de mettre l’intégralité de nos forces et nos compétences au service de l’écologie. Travailler au développement de nouvelles énergies propres et durables, militer pour limiter le pouvoir mortifère des méga-corporations, mettre en place des gouvernements capables de prendre au niveau mondial les mesures difficiles qui s’imposent. Et l’immense majorité d’entre nous ne le fera pas à moins d’y être contrainte et forcée – ce qui n’arrivera sans doute que lorsqu’il sera déjà trop tard.
Comment renoncer à nos libertés et à nos rêves pour nous mettre au service du collectif dans une société qui a toujours mis en avant l’épanouissement individuel? Malgré ma trouille de l’avenir, je n’envisage même pas de cesser de prendre l’avion tant que ça ne sera pas devenu absolument impossible. Je peux toujours me dire que n’ayant ni enfants ni voiture et consommant très peu de viande, je pollue moins que la plupart des Occidentaux et que du coup, je peux bien m’autoriser 2-3 city trips par an. Derrière cette comptabilité mesquine se cache la même réalité que celle des familles nombreuses à une bagnole par adulte: je refuse d’abandonner mon style de vie.
Prendre l’habitude de trier nos déchets et de nous balader avec un tote bag pour éviter les sacs en plastique nous a déjà pris une bonne décennie. Chambouler complètement nos existences du jour au lendemain est inenvisageable. A l’heure actuelle, si le monde entier consommait comme le Belge (ou, je suppose, le Français) moyen, il faudrait 4 planètes Terre pour subvenir à ses besoins. Lequel d’entre nous accepterait de diviser spontanément sa consommation de tout par quatre? Pourtant, plus on attend et plus l’adaptation forcée sera brutale.
Même si, sur le papier, notre manque de réaction paraît suicidaire jusqu’à l’absurde, j’ai parfaitement conscience des mécanismes qui le régissent. Seul un petit nombre d’entre nous se voile la face sur ce qui est en train de se passer ou pense sincèrement que ça ne le concerne pas. Les autres sont pris au piège de structures socio-économiques si complexes et si lourdes que s’attaquer à leur inertie semble une bataille perdue d’avance. Et sans espoir de victoire, difficile de trouver la motivation nécessaire pour se lancer.
Je connais, dans mon entourage ou à travers les médias, des gens qui ont eu le courage de révolutionner leur existence pour adopter un mode de vie respectueux de l’environnement, ou pour se mettre sous une forme ou sous une autre au service de la lutte contre le réchauffement climatique et ses conséquences. Je les admire beaucoup mais ne me sens pas capable de suivre leur exemple. Parce que j’ai déjà 50 ans et plus tant d’énergie que ça. Parce que je suis une citadine et une solitaire dans l’âme. Parce que je déteste le changement au point que quand mon supermarché a cessé de vendre mon chocolat en poudre préféré, j’ai mis six mois à m’en remettre. Alors, partir vivre à la campagne en auto-suffisance ou me lancer en politique, c’est de la pure science-fiction pour moi.
Mais surtout, je pense que la majeure partie d’entre nous est incapable de se sacrifier dans l’intérêt général sans avoir la certitude que tout le monde suivra et qu’on sera tous logés à la même enseigne. Voyez comment une proportion significative des gens ont réagi quand on leur a imposé le port du masque pour des raisons de santé publique. Ils se fichaient complètement du risque de contaminer des personnes vulnérables: ils avaient juste décidé que leur liberté passait avant toute autre considération. Du coup, je n’ai aucune confiance en le fait qu’assez d’êtres humains seraient capables de produire assez d’efforts pour que ça infléchisse notre trajectoire actuelle. Et si on doit se noyer de toute façon, pourquoi s’embêter à écoper? Autant admirer les papillons.
C'est un très beau texte, très lucide.