Ce que réclame mon cerveau

 

Je dors très mal depuis deux semaines, me réveillant au milieu de la nuit en proie à une angoisse intense mais indéfinie: je stresse à mort, et je ne sais même pas pourquoi. C’est un phénomène tout à fait nouveau pour moi. J’ai été insomniaque pendant plus de 10 ans, mais mes difficultés se situaient au niveau de l’endormissement; une fois que j’avais réussi à sombrer, je dormais sans problème 8 heures d’affilée. Et je vais plutôt bien depuis le début du mois de mars – mieux, en tout cas, qu’à n’importe quel autre moment depuis le début de la pandémie; aussi, j’ai vraiment du mal à comprendre ce qui m’arrive. L’anniversaire de mes 50 ans, que je redoutais, s’est passé aussi agréablement que possible dans les circonstances actuelles. Mon couple va bien même si nous sommes temporairement séparés. J’ai du boulot pour les mois à venir, et comme je ne fais que bosser depuis un an, mes finances sont au beau fixe. J’ai reçu ma première dose de vaccin contre la Covid; j’ai rendez-vous pour la seconde injection, et je nourris même l’espoir de voyager cet été. Alors, que réclame mon cerveau, bordel de merde?

A bien y réfléchir, mon cerveau réclame sans doute… tout simplement des vacances. 

Je ne me suis pas arrêtée de travailler depuis octobre 2019. Après deux années où j’avais connu des périodes de chômage technique très angoissantes, j’ai eu la chance qu’on me propose beaucoup de textes. Et je me suis dit: « Puisqu’on est coincés à la maison, autant bosser un max. D’une part, ça m’occupera l’esprit; d’autre part, ça me permettra de mettre des sous de côté pour mes futurs voyages, une fois la pandémie terminée. » Mais je n’imaginais pas que ça durerait aussi longtemps, et à aucun moment je n’ai remis en cause mon postulat d’il y a un an. J’ai continué à accepter autant de traductions que je pouvais raisonnablement en caser dans mon planning, et j’en ai même accepté une que j’aurais dû refuser si elle n’avait pas représenté une occasion de collaborer avec un éditeur dont j’aime beaucoup les parutions. Voulant saisir cette opportunité, j’ai attaqué un boulot dans les plus mauvaises conditions possibles: c’est pressé; c’est le 3ème tome d’une trilogie de fantasy dont je n’ai pas fait les 2 premiers et pour lesquels il n’existe pas de lexique, et mon interlocutrice m’a demandé de travailler à l’inverse de ce que j’ai l’habitude de faire. Résultat, m’asseoir chaque matin devant mon ordinateur est une torture, et j’en ai encore pour un gros mois. 

Tous les indépendants vous le diront: c’est très dur de refuser du travail, même quand on pourrait se le permettre. On a toujours peur que le client ne s’adresse pas à nous une prochaine fois; on ne sait jamais d’où ni quand tombera l’offre suivante, et dans le doute, on préfère prendre ce qui se présente quand ça se présente. D’un rythme proprement infernal les 7 premières années de ma carrière (12 heures par jour, 6 jours par semaine, 51 semaines par an), j’ai profité de mieux gagner ma vie au fil du temps pour non pas augmenter mes revenus, mais diminuer mon temps de travail. Depuis quelques années, je suis rendue à 4 ou 5 heures par jour, 4 ou 5 jour par semaine, soit l’équivalent d’un mi-temps pour une salariée. Et avant la pandémie, je prenais 6 semaines de congés par an. Je vivais ça comme un luxe et… je m’aperçois que sans que j’en aie conscience, c’était devenu une nécessité. Je n’ai plus l’endurance pour bosser davantage. Quand je travaille, je suis très concentrée et très productive, mais il y a un moment dans la journée (généralement au bout de 4h30 cumulées) où j’ai l’impression de heurter un mur. Si je pousse au-delà, je vais produire peu et mal. Autant arrêter et me reposer pour être en forme le lendemain. 

J’ai beaucoup de mal à intégrer cette limite, à lutter contre l’impression que je suis devenue une grosse feignasse. Depuis deux jours, je lis « L’année suspendue« , formidable mémoire dans lequel Mélanie Fazi raconte son parcours vers un diagnostic d’autisme dit Asperger. Elle y parle notamment de ses burn-outs à répétition dont le 3ème semble avoir cassé quelque chose en elle: depuis, elle est en proie à une fatigue chronique très limitante, avec laquelle il lui est difficile de composer au quotidien. Du coup, je prends conscience qu’il serait peut-être bien que je me ménage, et tant pis si ça ressemble à de la paresse vu de l’extérieur. Je me rends compte aussi à quel point je suis stressée par la perspective du bilan neuropsy que je dois entamer à la fin du mois. Et si je tombais sur une interlocutrice pas du tout réceptive contre laquelle je me braquerais immédiatement? Et si, à force de camoufler mes difficultés depuis un demi-siècle, j’avais l’air trop « normale » pour être diagnostiquée? Et si je ne parvenais pas à bien communiquer sur les particularités de mon fonctionnement? Pire: et si je me fourrais le doigt dans l’oeil? Si j’étais juste une introvertie angoissée qui cherche une justification facile, une excuse pour ne pas faire l’effort de compenser ses faiblesses? 

Si je suis bel et bien autiste, est-ce que le savoir me libèrera de la culpabilité et du malaise que je traîne depuis toujours? Ou est-ce que ça entérinera juste mes limites en me décourageant ne serait-ce que d’essayer de les dépasser? Est-ce que ça améliorera ma qualité de vie en me persuadant d’opérer à l’intérieur du champ de possibles restreint qui est le mien, ou est-ce que ça la dégradera en me remplissant d’un sentiment d’amertume et d’impuissance? Est-ce qu’en plus d’avoir besoin de vacances, mon cerveau ne serait pas en train de ruminer en sous-marin toutes ces questions qui ne trouveront pas de réponse avant des mois? Et que faire pour l’aider à gérer l’attente? 

4 réflexions sur “Ce que réclame mon cerveau”

  1. Après 2 burn outs en moins de 5 ans, je suis en questionnement sur la pertinence du test HP suggéré par ma psy, et je me retrouve parfaitement dans ces doutes et interrogations. Et, tiens tiens, je dors bof bof moi aussi depuis 2 semaines…
    Bon courage à vous, et reposez vous 😉

  2. La partie thérapeute en moi, en te lisant a envie de te poser 2 questions qui pourrait peut-être t'aider…
    Qu'est-ce que ça t'apporte de te poser toutes ces questions ?
    Et qu'est-ce qui t'empêche d'arrêter de te les poser ?

    Et la partie amie aimerait te dire que quoi qu'il arrive, à la fin de ton bilan, tu auras une réponse. Réponse que tu as décidé d'obtenir à un moment donné pour des raisons qui t'appartiennent. Cette réponse n'est qu'une information, pas une sentence, pas un signal lumineux qu'on va pointer sur toi ensuite pour le reste de ta vie. Et cette information, va te permettre d'avoir un comportement thérapeutique adéquat, de comprendre. Que tu sois atteinte ou non d'autisme tu es qui tu es et tu as le droit d'avoir des limites, des particularités, des angoisses. Elles n'ont pas besoin d'"excuses" pour exister. Ton cerveau n'est pas ton ennemi, il mérite lui aussi de la bienveillance. 😉

  3. Mélanie Fazi

    En réponse à Ladypops : la question n'est pas de savoir ce que ces cogitations apportent ou non, je pense qu'elles sont inévitables dans ce contexte. Je suis passée par les mêmes en attendant mon propre diagnostic, et je crois que la plupart des personnes dans la même situation les traversent aussi. C'est quelque chose qui chamboule pas mal et qui nous apprend beaucoup sur nous-mêmes et notre rapport aux autres. Je ne pense pas qu'on puisse vivre cette expérience-là sans être secoué à un degré ou un autre, ni sans passer par une phase d'introspection active. C'est simplement quelque chose qu'il faut accepter.

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