Où les casseurs sévissent aussi en province

Je passe le week-end chez ma soeur. En ce samedi après-midi, nous devons nous rendre dans le centre de Toulouse pour faire quelques courses. Nous avons vu aux infos que les manifs de gilets jaunes dégénéraient à Paris, mais nous espérons que ce sera plus calme ici en province. La vraie question, c’est: on y va en voiture ou en métro? Mon beau-frère et Darklulu ces feignasses cosmiques sont pour la première solution; ma soeur et moi trouvons la seconde plus pratique et plus écologique; trop occupé à jouer à Bacon sur son smartphone, Attila n’a pas l’énergie d’avoir une opinion. 

Finalement, David cède et va se garer au parking gratuit de la station Balma-Gramont, d’où nous prenons le métro jusqu’en centre-ville. Une fois notre filet à commissions rempli de pomponettes, de fromage à raclette, de charcuterie espagnole et de raviolis italiens (on sait vivre dans cette famille), nous nous accordons un délicieux goûter chez Bapz. Puis, bien que les petits commerces soient en train de fermer, nous décidons de faire encore un tour aux Galeries Lafayette ouvertes jusqu’à 20h pour que Darklulu, qui veut une montre pour Noël, puisse jeter un coup d’oeil aux modèles disponibles. 
La vendeuse passe tellement de temps avec les clients d’avant que David finit par s’échapper dans les étages pour aller s’acheter des caleçons. Quand il revient, nous attendons encore. Une annonce s’élève des haut-parleurs: le magasin baisse ses grilles pour des raisons de sécurité, mais les personnes qui veulent sortir peuvent le faire par derrière en demandant aux vigiles. La vendeuse arrive enfin vers nous; Darklulu essaie une montre qui lui plaît mais qui est beaucoup trop grosse pour son poignet, et une autre à la bonne taille mais qui lui plaît moins. Nous partons sans conclure, et un vigile nous dirige vers la sortie de derrière. 
Alors que nous arrivons au niveau des escalators, un grand fracas résonne à travers le rez-de-chaussée comme une vitrine explose sous les projectiles des casseurs. La panique est immédiate. « Plus personne ne sort. Merci de monter dans les étages ou de descendre au sous-sol », nous ordonne une voix pressante. Un regard à la ronde pour vérifier qu’on est tous ensemble, et David s’élance dans l’escalator le plus proche… qui descend depuis le premier étage. Nous le suivons tous avec plus ou moins de vélocité, remontant à contre-sens. Arrivée à trois marches du sommet, je me prends les pieds dans mon manteau long et dans le sac de courses, et je m’étale en me cognant le genou. Je me relève, j’ai perdu un mètre, je suis à bout de souffle, je me reprends les pieds dans mon manteau, je me réétale en me recognant le genou, je perds encore un mètre, je ne vais jamais arriver à rejoindre les autres. Finalement, un vigile me crie depuis le rez-de-chaussée de descendre et de remonter par le bon escalator. Ce que je fais, au bout de ma vie, avec le coeur qui cogne à 180 et une dignité partie élever des chèvres dans le Larzac.
Nous montons jusqu’au 3ème et squattons un coin plein de mignonnes chaussures pour enfants. D’un naturel encore plus anxieux que sa Tatie, Darklulu pleure de frayeur. Nous essayons de le rassurer pendant que David cherche des nouvelles de l’extérieur sur son smartphone. Toutes les 5 minutes, les haut-parleurs nous répètent que personne ne peut sortir du magasin pour le moment, que c’est trop dangereux. Au bout d’une demi-heure, on nous annonce que nous allons pouvoir sortir par derrière, et que le personnel est invité à rentrer immédiatement chez lui. Nous émergeons dans la rue un peu hagards et encore assez inquiets, d’autant que nous ignorons où sont allés les casseurs. Jaurès et Marengo, à en croire les infos, ce qui ne nous arrange pas car c’est en plein sur notre chemin de retour. 
Une odeur de lacrymos flotte dans l’air. Le métro est fermé, aucun taxi ne circule en ville, toutes les stations Vélib sont vides et nous sommes garés à des kilomètres de là. David, qui est un peu mon frère spirituel, refuse d’appeler des amis pour qu’ils viennent nous chercher parce que « Je me débrouille tout seul ». Heureusement, il ne pleut pas; la température est assez douce, et nous portons tous des chaussures confortables. Nous nous mettons donc en route à pied. Comme des centaines d’autres gens. « En fin de compte, on aurait mieux fait de venir avec la voiture, lâche ma soeur à voix basse pour ne pas que David l’entende. Ou d’aller au festival des lanternes à Gaillac. » Vu la panique et l’angoisse provoquées par un simple bris de vitrine, aucun de nous n’ose imaginer les réactions si nous avions été pris dans un attentat terroriste. 
Quand on atteint la station de Jolimont, le métro est toujours fermé, mais on tombe sur une station Vélib dans laquelle il reste un vélo. Ma soeur s’approche de la borne pour le réserver. L’écran tactile fonctionne très mal; le ticket censé sortir du distributeur n’apparaît pas et ayant annoncé une retenue de 150€ sur la Visa de ma soeur si on ne rapporte pas le vélo qu’on ne peut pas prendre, l’écran revient à la page d’accueil. Après avoir beaucoup râlé et tâtonné dans le menu de réservation, ma soeur se décide à appeler le numéro d’aide. Pendant ce temps, je m’obstine à fouiller la sortie du distributeur et finis par me rendre compte qu’il y a un ticket plaqué à la verticale contre la paroi de gauche. Argh, ce n’est pas le nôtre: il est tamponné d’il y a un quart d’heure. Je rentre ma main dans le toboggan; notre ticket est resté coincé plus haut. Nous finissons la procédure de réservation, et la borne nous annonce en dépit du témoignage de nos yeux qu’il n’y a pas de vélo disponible à cette station. WTF, Vélib. 
Nous poursuivons donc jusqu’à la station suivante où, miracle, il reste un vélo accessible. David l’enfourche pour aller chercher la voiture tandis que ma soeur, les enfants et moi nous asseyons par terre en bordure d’un parking et jouons à 94% pour passer le temps. Mes neveux sont déjà allés évacuer leur litre de thé dans les fourrés d’en face, et j’envisage sérieusement d’en faire autant si l’attente se prolonge trop. Il nous reste une réponse à trouver dans la liste des choses qu’on peut faire en soirée (ni draguer ni sniffer de la coke ne sont dedans – les jeunes ne savent décidément plus vivre) quand David nous téléphone pour nous annoncer qu’il est arrivé au parking de Balma en un temps record de 10 minutes 23 secondes. Je supplie ma vessie de faire encore un petit effort: nous ne sommes plus qu’à 20 minutes de toilettes propres, éclairées et pourvues en papier molletonné. 
A 21h26, nous sommes à la maison et je file aux toilettes sans même enlever mon manteau. Ainsi s’achève notre samedi mouvementé. Je remercie les rideaux métalliques des Galeries Lafayette pour leur solidité, les vendeuses et les vigiles pour l’efficacité de leur réaction, mes boots panthère Coqueterra pour leur confort, la météo toulousaine pour ne pas nous avoir envoyé un déluge au mauvais moment, et ma vessie de la taille d’une demi-noisette pour avoir vaillamment tenu deux heures et demie dilatée comme un ballon de baudruche. 

Photo extraite de cet article

2 réflexions sur “Où les casseurs sévissent aussi en province”

  1. Moment manifestement très anxiogène…mais vous avez réussi à me faire rire avec votre expression sur votre "dignité partie élever des chèvres dans le Larzac". Votre sens de la formule vous sauvera toujours…

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