La tasse est déjà cassée

Plus jeune, j’entassais religieusement les jolis objets, comme si mon appartement était un musée où je me devais de collectionner tout ce que je trouvais beau. Nul n’avait le droit d’y toucher de crainte que mes trésors ne s’abîment ou, horreur des horreurs, ne se cassent. Il me semblait qu’un petit bout de moi aurait disparu avec eux, un petit bout de moi qui devait être préservé à tout prix.
Puis la vie est passée par là.

Au fil des ans, mes goûts ont évolué. Les trésors d’hier sont devenus les encombrants d’aujourd’hui, de simples ramasse-poussière dont je n’osais pas me séparer car cela aurait équivalu à renier mon ancien moi. Ils ne faisaient plus que prendre de la place sur mes étagères et dans mon esprit, me culpabilisant de ne plus vouloir d’eux alors qu’ils étaient encore flambant neufs.
D’autres fois, mes trésors finissaient par s’abîmer tout seuls. Je me souviens notamment d’un manteau ravissant et hors de prix, que j’avais acheté à Londres pendant les soldes d’hiver et n’osais pas porter car son bleu clair me paraissait trop fragile. Un jour, je me suis aperçu que des mites l’avaient discrètement attaqué dans ma penderie, et j’ai dû le mettre à la poubelle sans l’avoir jamais porté – quel gâchis!
A partir de là, j’ai réalisé qu’aucun de mes trésors ne serait éternel. Qu’ils ne me survivraient pas pimpants comme au premier jour, préservés dans une capsule temporelle qui témoignerait à tout jamais de mon goût exquis. Que je m’en serve ou pas, ils allaient se faner, se tacher, s’ébrécher, se briser. Ils finiraient décomposés dans un trou, comme mon propre corps. Alors, autant que j’en profite pendant que j’étais encore là et eux aussi. 
Depuis, je ne garde plus mes jolies robes ou mes jolies chaussures pour « une occasion spéciale ». Je les mets même pour aller faire un barbecue chez des copains. Je n’attends pas de recevoir la reine d’Angleterre pour sortir mes plus belles tasses en porcelaine: moi aussi, je mérite de boire dedans et de m’émerveiller que leur finesse donne encore meilleur goût à mon thé. 
Et si la robe est éclaboussée d’une tache de gras indélébile; si les chaussures sont souillées par l’herbe du jardin; si la tasse m’échappe des mains et éclate en mille morceaux sur le carrelage? Ce n’est pas grave. Il y aura d’autres robes, d’autres chaussures, d’autres tasses. Et il me restera le souvenir du plaisir que j’aurai eu à utiliser celles-là. 

(Plus tard, j’ai découvert que je n’avais rien inventé et que les Bouddhistes étaient déjà passés par là.)

7 réflexions sur “La tasse est déjà cassée”

  1. C'est un peu une bataille constante pour moi. Ma maman était extrême dans le genre: elle avait notamment une garde-robe remplie de jolis vêtements mais ne mettait que les mêmes choses usées et moches. Et du coup, parfois, j'ai du mal à utiliser les jolies choses que j'ai acheté mais ça va beaucoup mieux qu'avant. Par contre, pour les chaussures, je n'ai pas encore trouvé les bonnes occasions 😉

  2. J'adore ton article (le titre me plaît beaucoup!) J'ai toujours été maladivement attachée aux jolis objets,j'étais inconsolable quand je perdais/cassait quelque chose et j'avais entassé des montagnes de bibelots (j'ai même pratiqué l'achat en double…). Déménager entre la France et l'étranger m'a appris à relativiser un peu et à accepter de me défaire de certains mais j'ai toujours ce besoin d'accumuler et exposer des tas de bibelots pour me sentir bien chez moi (le minimalisme épuré non merci). J'ai encore envie de progresser vers plus de détachement, même si j'aime profondément me créer un décor fantaisiste (le sens de tout ça m'échappe ;))

  3. Pour ce qui est des vêtements ou accessoires que je trouve élegants, je ne les achète même pas en me disant que je n'aurai pas l'occasion de les porter.. Par exemple, j'aimerais m'acheter un sac Gerard Darel mais je me dis que je vais surtout l'utiliser pour la vie quotidienne: prendre le train, aller au boulot, que j'ai donc plus de chance de l'abîmer et que vu le prix d'un sac pareil, je vais regretter mon achat, donc je ne l'achète pas.. Au moins, ça me libère du budget pour mes voyages..

  4. Cet article, comme souvent, trouve des échos en moi, de diverses manières. Je suis plutôt peu "bibelots", mais le travers dont tu parles me concerne quant aux vêtements et accessoires, dans une certaine mesure – et aussi parce que je me suis résolue à en jouir davantage dans l'instant. Mais dans le passé il m'est arrivé d'"économiser" une belle pièce, de ne pas la porter pour qu'il ne lui arrive rien de fâcheux, et qu'enfin mes goûts même aient changé… Quelle désolation.
    Utilisons les objets que nous avons choisis tant qu'ils nous plaisent, même (et surtout) s'ils sont chers. Le principe du "cost per wear" qu'applique et explique à propos Balibulle est à ce titre très éclairant.

  5. Quel joli titre 🙂 Je suis du genre à utiliser les jolis objets et les autres, j’aime que ça vive. Je les malmène un peu parfois, dans l’idée qu’un objet qui a de la valeur est un objet qui résiste un peu (projection de ce que je me fais subir parfois ? Ça m’a fait réfléchir quand j’ai réalisé que je traitais mes plantes vertes comme je me traite moi-même : les laisser se déshydrater jusqu’au point de non retour et être particulièrement fières de celles qui rescucitent). Mais ça coince ailleurs : la crainte de ne plus avoir, de finir, mélangée avec celle d’avoir gaspillé et celle d’’avoir égoïstement profité (comme quand personne n’ose prendre le dernier morceau de fromage à l’apéro). Faire trop grand cas de choses dont je pense encore qu’elles ne sont « pas pour moi ». Je suis donc la reine des cosmétiques de luxe (rares dans la salle de bain) et mets délicats jetés à peine entamés parce que périmés, par exemple.

  6. En rapport avec l'appartement que nous aimerions secrètement voir partir en fumée, j'ai radicalement changer ma manière de considérer les objets. Avant mes 40 ans j'accumulais un peu de tout, beaucoup de rien (tickets de métro, fleurs mises à sécher, petits machins sans trop d'intérêt etc.) et puis j'ai eu une dépression monstrueuse.
    Un verrou a sauté et j'ai allègrement fichu en l'air des tonnes de trucs qui encombraient mon appartement et surtout mon esprit. J'avais sous mon lit une grosse valise pleine de lettres de mon ex, de petits souvenirs de nos voyages, de faxes (oui c'était du temps des faxes !). Un psy un peu moins crétin que les autres m'a dit un jour que j'avais sous ce lit de quoi m'intoxiquer pour le reste de mes jours. Déclic salutaire : j'ai tout balancé et j'ai enchainé avec les fringues qui ne me correspondaient plus, les bouquins que je n'avais pas aimés, les bibelots (que je déteste en général ) que je gardais car c'était des cadeaux. Depuis je suis vigilante, j'essaie de profiter de mes achats immédiatement au lieu d'attendre une occasion spéciale (syndrome des habits du dimanche sans doute ) et j'évite l'accumulation. Je donne beaucoup mes vêtements, je n'achète plus de cd mais je vais à des concerts et j'écoute plein de musique sur Deezer. Les livres c'est plus difficile mais je compte me réinscrire à la bibliothèque du quartier.

  7. Adele_Eastmacott

    Mince, voilà un article qui met vraiment bien les mots sur ce que je ressens ! Je trouve tellement triste de ne limiter mes meilleurs vêtements qu'aux occasions exceptionnelles … qui ne se présentent pas si souvent … A bien y réfléchir, ça me mine également. J'ai souvent été tentée de faire des achats en double pour ça.
    En revanche, pour les livres, j'ai éprouvé bien peu de difficultés à m'en séparer. Je suis une grande relectrice, et si à la troisième relecture (je donne une deuxième chance après une deuxième lecture mitigée), je n'éprouve plus rien, je m'en débarrasse.
    Je ne suis pas sûre que je ne retomberai pas toujours dans les mêmes travers de conserver pour des jours meilleurs, mais je vais y réfléchir.

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