Un Vrai Travail

J’ai eu des parents fonctionnaires, qui m’ont poussée à faire les meilleurs études possibles selon eux (une grande école de commerce, alors que je rêvais d’aller en fac de langues ou de psycho) afin qu’à la sortie, je sois certaine d’avoir un Bon Travail. Un Bon Travail, dans leur esprit, c’était un emploi dans une grande entreprise, avec possibilité de monter dans la hiérarchie et d’avoir un gros salaire. Mon père étant issu de la classe populaire, je peux comprendre qu’il ait eu pour moi ce genre d’aspiration synonyme, dans son esprit, de sécurité professionnelle et financière. Sauf que le monde du travail avait un peu changé depuis qu’il y était entré, et surtout que ce qu’il considérait comme une voie royale m’emmerdait à crever. Trois ans après ma sortie de Sup de Co Toulouse, j’ai opéré un virage à 180° en devenant traductrice littéraire. 

Oui, j’étais très mal payée au début, je n’avais aucune sécurité de l’emploi et je bénéficiais d’une couverture sociale réduite au strict minimum*. Ca a beaucoup angoissé mes parents. Mais moi, je bossais toute seule à la maison, sans recevoir ni donner d’ordres à personne, au rythme qui me chantait (d’accord: un rythme élevé à cette époque, mais sans doute guère plus que celui d’un jeune cadre dynamique fraîchement embauché), sur des textes qui sans posséder une valeur littéraire affolante avaient au moins le mérite de me plaire. Je ne me levais plus chaque matin avec l’envie de me jeter par la fenêtre – bien au contraire. J’étais prête à supporter tous les inconvénients que ça impliquait tant que je gagnerais ainsi de quoi payer mon loyer et remplir mon frigo. 
Pour mes parents, cette idée était inconcevable. Ils avaient grandi dans l’idée que le travail est un mal nécessaire, que le but n’est pas de l’aimer mais juste de payer les factures et mettre le plus d’argent possible de côté. Résultat: même quand j’ai commencé à vraiment bien gagner ma vie en traduisant des séries très vendeuses, même quand j’ai pu me permettre de réduire sérieusement mes horaires hebdomadaires et d’avoir du coup la possibilité de faire d’autres choses qui me plaisaient à côté, mes parents ont continué à me demander régulièrement quand je me déciderais à trouver « un Vrai Travail »**. Sans doute plaisantaient-ils à moitié… ce qui signifie qu’ils étaient quand même à moitié sérieux. 
Je suis peu influençable; le fait que mes parents ne comprenaient pas mes choix de vie (qu’il s’agisse de mon travail, de mes amours ou de ma nulliparité, pour ne citer que les trois plus importants) ne m’a jamais poussée à les remettre en question. Mais de façon souterraine, ça a entériné mon sentiment d’avoir fraudé ma vie professionnelle. Déjà que je n’avais pas de diplôme de traductrice, pas une seule année de fac de langues derrière moi ni même un parent anglophone pour me légitimiser***!  Oh, je ne doutais pas de bien faire mon boulot – les maisons d’édition ne sont pas des associations caritatives, et si je ne leur avais pas donné satisfaction, ma nouvelle carrière aurait rapidement pris fin. Mais je m’éclatais dans mon boulot; je travaillais dans des conditions parfaites pour moi; je gagnais ma vie en exerçant une activité pourtant notoirement mal payée. De quel droit? Pourquoi une telle chance, que j’avais toujours vaguement l’impression d’avoir volée?
A ces questions, mon cerveau rationnel répond toujours: parce que tu as osé te lancer sans piston ni filet de sécurité, parce que tu t’es défoncée les premières années, parce que tu as des dispositions naturelles pour ce boulot, parce que tu as accepté beaucoup de plans-catastrophe histoire que tes clients apprennent à compter sur toi, parce que tu rends toujours tes traductions à l’heure quelles que soient les circonstances, parce que tu es vénale et que tu n’as jamais honte de négocier tes rémunérations ou de réclamer bruyamment l’argent qu’on te doit. Parce que, ne nous voilons pas la face, tu as aussi eu de la chance à un moment crucial – mais que tu as su la faire fructifier. Je sais toutes ces choses. Et je pense quand même que jusqu’à la fin de ma vie, j’entendrai mes parents me demander: « Quand est-ce que tu te trouves un Vrai Travail? ». Et que j’éprouverai une immense gratitude, mais aussi un peu de culpabilité mêlée de honte, à m’en être si bien sortie en piétinant allègrement toutes les règles.
* Non seulement les deux derniers points sont toujours vrais aujourd’hui, mais ils le deviennent un peu plus chaque jour…
** On notera qu’à ce stade, peu importait qu’il soit bon ou mauvais du moment qu’il était authentique.
*** Comme beaucoup de traducteurs littéraires de ma génération, en fait – mais ceci est une autre histoire. 

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5 réflexions sur “Un Vrai Travail”

  1. Au moins, ça me semble plus sain de considérer le travail comme un moyen de rémunérer ses dépenses et non pas sa vie tout entière, comme ce qu’on voit de nos jours : aucune délimitation entre la vie perso et la vie pro, exploitation en mode baby-foot et bière à volonté, brr.

    Autrement, je ne sais pas si c’est rassurant, mais même avec deux facs de langues et un diplôme de traduction derrière moi, je ne me sens toujours pas légitime : j’ai pas fait des études littéraires, j’ai pas passé assez de temps en terre germanophone, de toute façon, les traducteurs littéraires sont là grâce à leur talent, etc. C’est fatigant ^^

    Quant aux parents… ah, je ne sais pas par où commencer. Autant les miens se fichent que ce soit un « vrai » ou un « faux » travail que j’exerce, autant les pressions sont fortes pour que je bosse le week-end et/ou ouvre mon agence de traduction (ptdr). Histoire d’être une « vraie » patronne, sûrement.

  2. Oh ! Cette phrase !
    "De quel droit? Pourquoi une telle chance, que j'avais toujours vaguement l'impression d'avoir volée?"
    ça résume tellement ce que je me dis quasiment tous les matins en me levant. J'ai fait des études sérieuses pour avoir un Vrai Boulot Sérieux que j'ai gardé pendant 10 ans.
    Et cette semaine, 6 ans plus tard, on m'invite à rejoindre une groupe professionnel regroupant des experts de mon nouveau secteur. Je me demande encore tout le temps "Pourquoi moi" alors que tant de gens galèrent et parfois échouent dans leur reconversion ?
    (mon cerveau rationnel connait aussi toutes les bonnes raisons de ma réussite, mais c'est toujours le "Pourquoi moi" qui crie le plus fort.)

  3. Mes parents, qui n'ont pas vraiment eu de "vrai travail" ne nous ont jamais, mon frère et ma soeur, poussés dans ce sens. Ils nous ont poussés à faire ce que l'on voulait faire, à ne pas être esclave d'un travail qui ne nous plait pas – à penser le travail au mieux comme un lieu d'épanouissement, au pire comme un moyen de payer les factures. Je me demande souvent comment aurait été ma vie professionnelle, actuellement plus qu'aléatoire, s'ils nous avaient poussés de manière différente. Est-ce-que j'aurais été plus ambitieuse ? Est-ce-que j'aurais tenté davantage de choses ? Est-ce-que j'aurais eu "une vraie vie professionnelle" ?

  4. Mes parents m’ont seulement poussé pour « ne pas être femme de ménage comme maman » (ce qui était très dénigrant pour le travail de maman qui faisait un boulot essentiel), du coup ils ont un peu été dépassés par mon parcours d’etude et de travail (et moi très seule). Et en ayant idéalisé ce que ça pouvait être de ne pas être femme de ménage, ma mère a toujours été un peu étonnée que je ne gagne pas plus après tant d’études. J’ai surtout gagné le droit de ne pas y laisser ma santé et d’être financièrement confortable. Aujourd’hui, les choix que j’ai fait m’ont mené à gagner moins mais depuis, je ne ressens plus jamais ce fameux sentiment d’imposture. Ce que je fais est perfectible et j’ai encore à apprendre mais je suis à la bonne place. Mon compagnon l’observe de l’extérieur et constate aussi que je fais dans la vie ce pourquoi je suis faite. Tout roule donc, sauf cette sensation de ne pas savoir si je pourrai continuer ce travail toute la vie, parce qu il est lourd aussi, tout en Sachant que je ne pourrai plus jamais vouloir complètement autre chose. Le travail consiste à contester et déconstruire tout le temps le monde dans lequel on vit en contact avec les pires violences qu’il produit (avec des moments magiques de partage mais ça reste dur). Je n’ai plus aucune zone de confort d’esprit. J’aimerai parfois faire autre chose, pendant 5 min seulement et retrouver ma bulle.

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