Devant la porte

C’est une tour en bordure d’autoroute. Dix-huit étages, façade crépie en ocre rose et terre de sienne, un nom de rapace et une jumelle cent mètres plus loin. Ma famille y a emménagé en 1980 ou 1981, je ne sais plus trop. J’y ai habité à plein temps jusqu’à ce que je parte faire mes études à Toulouse, puis par intermittence au gré de mes boulots, de mes déménagements et de mes amours. La dernière fois, j’avais 26 ans; je venais de divorcer et je rentrais des USA. Mes parents y sont restés jusqu’en 2006, avant d’aller s’installer en région toulousaine pour se rapprocher de ma soeur et de leurs petits-enfants. Moi, j’y retourne une fois par an pour mes rendez-vous chez l’ophtalmo qui a son cabinet au rez-de-chaussée, celle qui me suit depuis que je porte des lunettes. 

Chaque fois que j’arrive après avoir traversé mon ancien quartier, je ne peux m’empêcher de noter toutes les choses qui ont changé. Le système d’interphone est plus moderne, plus difficile à utiliser aussi – il faut faire défiler les noms sur un écran pour trouver la personne qu’on vient voir et composer le numéro qui lui a été attribué. Avant, on appuyait juste sur un bouton. La déco du hall a été complètement refaite. Je ne m’aventure jamais jusqu’à la porte de derrière par laquelle je sortais tous les matins de semaine pour me rendre au collège, et plus tard au lycée. Une fois, par contre, je suis entrée dans le local du courrier. Lui aussi avait été entièrement réaménagé. Disparue, la boîte à lettres dont, ado, je retirais les lettres de mes amoureux ou de mon amie Fleur, parfois une carte postale d’un de mes copains du club de jeux de rôles pendant les vacances. Sur les autres boîtes, je n’ai reconnu qu’un ou deux noms. 
Un jour où je me sentais d’humeur particulièrement sentimentale (sans doute peu après la mort de mon père), j’ai pris l’ascenseur pour monter jusqu’au 12ème étage. Le revêtement de la cabine n’était plus le même, le lino sur le sol non plus; je crois que même les portes avaient été changées ou repeintes. J’aurais aussi bien pu me trouver dans un tout autre immeuble. Pourtant, je me suis approchée de la porte à droite de l’ascenseur et, comme tout était parfaitement silencieux, je suis restée plantée là une bonne minute, les larmes aux yeux et une main levée à quelques centimètres du battant. 
Les nouveaux propriétaires avaient probablement changé la moquette et les tapisseries. Des meubles inconnus occupaient certainement chacune des pièces où j’avais passé les années les plus marquantes de ma vie. Mais dans ma tête, j’entendais encore les ronflements de mon père dans la chambre du fond, comme quand je rentrais au milieu de la nuit après une partie de Donjons & Dragons et que l’incroyable boucan m’assaillait à peine sortie de l’ascenseur. Je sentais la petite poussée supplémentaire qu’il fallait donner à la clé pour qu’elle entre dans la serrure, qui la recrachait à moitié dès qu’elle avait tourné. Je me revoyais, âgée de neuf ou dix ans, apprendre à taper toute seule sur la vieille Olivetti de ma mère dans la pièce qu’on appelait le bureau même si elle n’abritait aucun meuble de ce nom, juste le bric-à-brac qui n’avait trouvé sa place nulle part ailleurs. Je me souvenais de la fois où ma mère avait failli faire une crise cardiaque en entrant dans la salle de bain vers une heure du matin et en y trouvant un esclave maure en train de faire trempette dans la baignoire: moi, revenant d’une représentation d’Aïda dans laquelle j’avais dansé et tentant de me débarrasser du maquillage corporel tenace dont je devrais de nouveau m’enduire le lendemain. Je revoyais tous les repas pris à quatre à la table de la cuisine, moi en face de ma soeur aux petits bouts, mes parents côte à côte sur le long côté qui n’était pas collé contre le mur. Le couloir tarabiscoté à se demander ce qui était passé par la tête des architectes. La salle à manger à laquelle mes copains invités en douce pendant les absences de mes parents avaient infligé divers dégâts qui me valaient des sueurs froides et que mon père remarquait systématiquement à peine rentré. 
Traversant la porte de l’appartement et le cours du temps, mon regard s’est posé sur mon père, assis dans son fauteuil à droite de la télé, beaucoup trop près du poste, à moitié endormi dès le début du film de TF1 parce qu’il se levait à 5 heures le matin pour aller bosser. La tête bouclée de ma mère, probablement en train de tricoter un jacquard impressionnant, dépassait par-dessus le dossier du canapé. Sur la gauche, c’était le coin des enfants: ma chambre (12 mètres carrés) et celle de ma soeur (9), équipées de meubles en pin commandés sur le catalogue de la Camif et donnant sur le même petit balcon depuis lequel on apercevait la mer, au loin; une minuscule salle de bain avec juste un lavabo et le lave-linge familial – toujours un modèle ouvrant par le dessus; un cagibi dans lequel j’avais droit à trois étagères métalliques pour ranger mes Bibliothèque Rose et Verte. 
Je ne suis pas sentimentale et j’ai un esprit atrocement rationnel. Pourtant, l’espace de cette minute où je suis restée plantée devant la porte de notre ancien appartement, j’ai imaginé que ses murs étaient encore imprégnés des ronflements de mon père et du cliquetis des aiguilles à tricoter de ma mère, des albums de Daniel Balavoine et de Téléphone que j’écoutais en boucle, des voix françaises des doubleurs de « Jeanne et Serge », des Stuyvesant Menthol fumées en douce sur le balcon, de l’odeur du poisson pané et des crêpes Findus dont je me nourrissais presque exclusivement le midi, de mes premiers chagrins d’amour et de mes hormones adolescentes en furie, des balbutiements du bébé-couple formé par ma soeur et David. Un temps où on était tous ensemble et où on ignorait ce que l’avenir nous réservait. 

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4 réflexions sur “Devant la porte”

  1. The Everyday French Girl

    Très beau texte qui met les larmes aux yeux. Merci pour la beauté de ta plume… mais pas merci de m'émouvoir à ce point ! Tu es trop (au sens premier) douée. Et je suis triste… mais ce texte reste magnifique.

  2. Que c'est beau … La vie a continué mais ses souvenirs nous ont fait, nous ont construit ….

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