Le type au cigarillo

J’approche de la cinquantaine. Je n’ai pas et n’ai jamais eu un physique de mannequin. Je ne me maquille pas et porte des tenues tout ce qu’il y a de plus couvrantes. Hier, par une belle journée ensoleillée d’octobre, je descendais une avenue pas spécialement déserte en compagnie de Chouchou. Je suis passée devant un type qui fumait un cigarillo, sans même croiser son regard, et deux mètres plus loin, il m’a apostrophée en me lançant des horreurs que je suis incapable de rapporter ici. J’ai continué à m’éloigner sans réagir. 

– Euh, ça t’arrive souvent de te faire aborder comme ça? m’a demandé Chouchou, un peu choqué, deux minutes plus tard. 
Et la réponse, c’est: aujourd’hui, plus trop, l’âge aidant (il faut bien que vieillir ait aussi des avantages). Mais tout au long de ma vie? Des dizaines, des centaines de fois. Alors que je ne suis pas spécialement bien gaulée, que je n’ai jamais habité dans un quartier craignos, et que je suis assez peureuse pour m’être toujours montrée hyper prudente passé mes 16 ans. 
Quand je dis à Chouchou ou à mes copains pas machos pour deux ronds qu’être une femme, c’est se sentir toujours une proie, j’ai l’impression qu’ils trouvent que j’exagère. Je parle d’hommes qui respectent les propriétaires d’utérus, les jugent aussi compétentes que leurs contreparties mâles, ne se sentent pas castrés si d’aventure elles gagnent plus qu’eux, ne pensent pas que les rapports sexuels sont un dû, se chargent de la moitié des tâches ménagères, trouvent les blagues sexistes débiles et applaudiraient l’élection d’une présidente de la République à condition que ça ne soit pas une grosse facho. 
Parce qu’eux, ils ne feraient jamais ça, ils ont du mal à imaginer la fréquence et la virulence de ce type de comportement chez leurs congénères pourvus d’un pénis. Parce qu’eux, ils n’ont jamais été victimes de ce type d’attention indésirable, ils ne savent pas ce que c’est de s’interroger de manière systématique au moment de s’habiller ou de choisir un itinéraire après la tombée de la nuit. Ils n’ont jamais, du seul fait du contenu de leur slip, dû considérer l’espace public comme un lieu hostile par défaut. Ils n’ont pas dû ravaler des centaines de répliques bien senties pour ne pas risquer des coups. Ils n’ont pas pris l’humiliante habitude de faire passer leur sécurité avant leur fierté, avant la défense de ce qui devrait être juste NORMAL. 
Honnêtement, ce qui me restera de l’incident d’hier, ce ne sont pas tant les paroles de ce type – j’ai déjà subi bien pire – que la stupéfaction de Chouchou. Parce que tant que tout le monde n’aura pas conscience de la banalité et de la violence de ce genre d’agression verbale, il n’y aura aucune chance pour qu’elles cessent un jour. 

5 réflexions sur “Le type au cigarillo”

  1. C'est aussi parce qu'ils ne comprennent pas ça que les réactions sont souvent de l'ordre #notallmen.

    Comme si quand on en parlait, on les accusait eux aussi. Ce n'est pas le cas. Mais #yesallwomen 🙁

  2. The Everyday French Girl

    On en a parlé vendredi avec mes élèves de sixième. TOUTES les filles de cette classe (et de cet âge -11 ans !) avaient déjà subi du harcèlement de rue ou des tentatives ou gestes à caractère sexuel -des agressions. Et TOUS les élèves avaient été témoin de harcèlement ou de rue, ou connaissaient quelqu'un qui l'avait subi. On a expliqué aux garçons de la classe, ce que ça faisait au quotidien, comment ça modifiait notre construction à l'espace public. Ils doivent comprendre. Et je leur ai expliqué à tous comment réagir contre, sans se mettre en danger (ils sont tous petits), témoins ou victimes.
    Je le fais avec toutes mes classes, même si ça prend une demi-heure des sacro-saints programmes, parce que c'est eux, les femmes qui se baladeront dans la rue, c'est eux, les hommes qu'elles y croiseront, donc j'aimerais bien que, dans l'avenir, il n'y ait plus de harcèlement de rue. Et comme aucun n'aborde la question (même sous d'autres mots) à la maison ou avec leurs parents (ils me l'ont dit), et que l'égalité fait partie des valeurs de la République, je travaille la question chaque année, pour chaque classe. Pour l'instant, ça s'est toujours bien passé, même les gros lourds qui ricanent finissent par comprendre.
    Et moi, je me défends toujours. Quand j'ai commencé à témoigner du harcèlement de rue sur le forum de Caroline Daily, il y a dix ans, je m'étais fait traiter de mytho, prétentieuse, qui se vantait. Heureusement, les mentalités des femmes, qui, hélas, ont toutes fini victimes du même problème, ont changé. Maintenant, ce sont les hommes incrédules et ceux qui le font qu'il faut convaincre : 1) que ça existe, 2) que ça ne doit plus exister.

  3. Bonjour, au sujet de l'incrédulité (notamment des femmes), il faut vous dire que tout le monde ne vit pas dans une capitale de x millions d'habitants, ne prend pas forcément les transports en commun tous les jours, etc. Du coup, entre "des centaines de fois" et quelques fois dans une vie (pour moi), on peut avoir des expériences assez éloignées.

    D'où l'intérêt de témoigner. Et de ne pas laisser passer quand il y a suffisamment de monde autour (transports).

  4. @Ana: Hélas, les statistiques des agressions montrent que plus il y a de monde autour, moins les gens interviennent en cas de problème. Donc ce n'est jamais facile de "ne pas laisser passer". Et j'ai passé le plus gros de ma vie dans dans des villes de province, où je travaillais chez moi et ne sortais pas en semaine, ça ne m'a pas empêchée d'avoir ce genre d'expériences…

  5. Je ne pensais pas aux couloirs du métro où les gens marcheraient (marchent ?) sur des mourants pour ne pas se retarder de deux secondes. Perso, quand je me suis fait mettre une main au cul dans le bus (Paris), et à la fac ("province"), j'ai engueulé le mec. Pourtant, je suis pas grande gueule ni téméraire, mais c'étaient des circonstances où je pouvais me le permettre. Je ne recommande à personne de prendre le risque de se faire égorger dans une impasse, mais si, ça arrive que ce soit faisable.

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