Le mérite et le privilège

Longtemps, ça m’a beaucoup énervée qu’on me dise « Tu as de la chance de… », suivi d’un truc que je devais uniquement à mon travail ou à mes choix de vie. Exemple: « Tu as de la chance de pouvoir lire autant. » Euh, non. Je n’ai ni enfants ni télé, ça me laisse du temps libre le soir, point. Ou encore: « Tu as de la chance de faire un métier que tu aimes. » Ouais, mais toujours non. Ce métier que j’aime, je me suis lancée dedans sans avoir fait les études correspondantes ni bénéficier d’aucun piston. J’ai pris le risque de m’installer comme travailleur indépendant alors que je n’avais aucun filet de sécurité genre parents friqués ou conjoint salarié, et pendant les sept premières années, j’ai bossé 51 semaines par an, 6 jours par semaine, 12 heures par jour. Donc pour la chance, on repassera. 

Sauf que. 
S’il ne s’agit pas de chance à proprement parler, il était quand même assez naïf ou arrogant de croire que je devais ma réussite professionnelle à la seule combinaison de mon courage et de mes efforts. Parce que sous mes pieds, sans m’en rendre compte, je disposais d’une solide fondation de privilèges sur laquelle il m’a été facile de bâtir. 
J’ai grandi au sein de la classe moyenne française. Avec des parents qui pensaient qu’une fille devait non seulement travailler, mais faire un métier aussi valorisant et bien payé que possible. Avec une bonne santé physique grâce à laquelle je n’ai jamais manqué l’école, et des capacités intellectuelles qui me permettaient d’apprendre facilement. Avec un accès à l’éducation et à la culture qui, s’il m’a parfois paru beaucoup plus limité que ce dont bénéficiaient certains de mes amis, n’en restait pas moins enviable dans l’absolu. Avec une peau blanche et un patronyme bien de chez nous qui ne m’ont jamais mis de bâtons dans les roues. Et toutes ces choses, je les ai tenues pour acquises pendant très longtemps à force de ne fréquenter que des gens d’un profil similaire au mien, voire encore plus favorisé.

Mais la vérité, c’est que je n’ai eu quasiment aucun obstacle à surmonter par rapport à beaucoup d’autres. Ca ne diminue pas mon mérite d’avoir bossé dur pour arriver où j’en suis aujourd’hui; simplement, ça le remet dans un certain contexte dont il me semble que la plupart des privilégiés n’ont pas conscience: la fameuse « bulle ». A force de considérer nos propres expériences comme la norme, on devient aveugle aux luttes des autres catégories sociales – les personnes de couleur ou les classes populaires, pour ne citer que les plus évidentes. Ca fait partie des trucs que j’ai appris sur le tard, mais que j’essaie de ne plus oublier. Ca m’a rendue un peu plus humble, et surtout encore plus reconnaissante.

4 réflexions sur “Le mérite et le privilège”

  1. Très beau billet, encore une fois. Il rappelle en lui-même que tu es une personne à part et te lire fait du bien. Je sais, c'est pas le but, mais c'est ce que cela m'inspire.

  2. @Nelly Poipoi: je suis ravie que me lire fasse du bien, mais si c'est le cas, c'est justement parce que je ne suis PAS une personne à part et que je vis (et écris sur) les mêmes choses que mes lectrices 🙂

  3. C’est en tout cas tout à ton honneur de reconnaître les privilèges que tu as pu avoir, sans que cela n’annule tes efforts ou donne toutes les excuses du monde aux moins privilégiés ^^

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