
Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, mais depuis sept ans, j’ai cessé de faire des projets d’avenir.
Au mois de septembre 2010, on a diagnostiqué un cancer à mon père, et j’ai aussitôt mis entre parenthèses mes projets de grands voyages – je ne voulais pas être à l’autre bout du monde si son état empirait brusquement. Pendant deux ans, j’ai vécu entre Bruxelles, Toulon et Toulouse selon un planning soigneusement calculé et en passant une bonne partie de ma vie dans des TGV. Au final, mon père est mort en octobre 2012, et je n’étais quand même pas près de lui ce jour-là.
Après ça, les problèmes de disponibilité par rapport au boulot de Chouchou (et aussi, un peu, d’argent) nous ont toujours empêchés de programmer le fameux road trip californien que nous avions initialement envisagé pour 2011, à plus forte raison de mener l’existence nomade dont nous rêvions lorsque nous nous sommes mis ensemble il y a presque onze ans. Je me sentais coincée dans des limbes qui ne dépendaient pas de moi et dont je ne pouvais par conséquent rien faire pour sortir – à moins de mener ma vie toute seule, ce dont il n’a jamais été question: plus que faire ces choses-là, je voulais les faire avec Chouchou.
Et puis, la quarantaine passée, j’ai commencé à accumuler les symptômes de vieillissement. Du jour au lendemain, l’ovale de mon visage s’est fait la malle, et je ne me suis plus reconnue dans le miroir; je suis devenue presbyte, et mon métabolisme qui n’appartenait déjà pas à la Team Speedy Gonzalès a donné un coup de frein très net. J’ai eu l’impression d’être passée sur l’autre versant de la vie, d’avoir entamé la pente descendante où chaque jour allait désormais être un peu moins bien que le précédent. D’autant que sur le plan professionnel, mon secteur connaissait de grosses difficultés qui me faisaient craindre de ne pas pouvoir continuer à exercer mon activité jusqu’à la retraite.
Petit à petit, sans m’en rendre compte, j’ai cessé de me projeter dans l’avenir parce qu’il me semblait que ce que je pouvais souhaiter de mieux, c’était m’accrocher le plus longtemps possible à ce que je possédais. Je me disais que j’avais une situation assez enviable dans le fond: une chouette relation amoureuse, un métier que j’adorais, pas (encore) de soucis d’argent ou de gros pépins de santé… Je voyais beaucoup de gens autour de moi se débattre dans au moins de un ces quatre domaines, et je me disais que ça aurait été épouvantablement arrogant et cupide de ma part d’aspirer à davantage. Donc, je me contentais d’enfiler les jours les uns à la suite des autres. Et je m’ennuyais un peu, à vrai dire.
J’ai eu un premier déclic en mars, durant un déjeuner avec une éditrice et amie. Comme je lui faisais part de mon rêve secret de bosser un jour pour Actes Sud, elle m’a demandé tout étonnée pourquoi je ne les contactais pas. J’ai répondu que je n’osais pas – que j’étais connue comme traductrice de littérature de genre et qu’ils me riraient sans doute au nez. Elle m’a dit: « Tu rigoles? N’importe qui aurait de la chance de bosser avec toi. » Ce qui m’a fait hyper plaisir, mais qui m’a obligée à avouer la véritable raison pour laquelle je n’avais tenté aucune prise de contact: mon planning reste plein malgré les difficultés actuelles du secteur, alors que des collègues tout aussi doués que moi connaissent régulièrement des périodes de chômage technique. Donc, j’aurais eu l’impression d’abuser en cherchant à améliorer encore ma situation professionnelle. Et comme ces mots quittaient ma bouche, je me suis rendu compte de leur inanité.
En juin, parce que j’avais vraiment beaucoup bossé les sept mois précédents, j’ai décidé de m’accorder un mois sabbatique et d’en profiter pour écrire à Actes Sud, mais aussi à d’autres éditeurs pour lesquels j’aimerais bien travailler un jour. Je n’ai finalement envoyé que quatre mails (et n’ai reçu de réponse à aucun). Mais pendant ces semaines d’oisiveté où je n’ai pas fait grand-chose d’autre que lire des dizaines de bouquins, écrire des billets de blog et manger des glaces ou boire des cocktails avec mes copines, mon cerveau a eu la liberté d’examiner mes frustrations de plus près et de rejeter comme ineptes chacun de mes arguments pour ne pas chercher à les soulager.
Jusqu’à cet après-midi de glande dans un grand hôtel d’Oslo où Chouchou et moi prenions un afternoon tea début juillet, l’avant-dernier jour de nos vacances norvégiennes, et où je me suis entendue formuler ce dont j’avais vraiment envie pour la suite de notre existence commune: un aménagement de notre projet initial, tenant compte des obstacles imprévisibles il y a dix ans mais aussi des atouts que nous avions développés entre-temps et négligé d’exploiter jusqu’ici. Plus un début de plan d’action concret. C’est sorti en une demi-heure, et ça m’a paru d’une évidence si lumineuse que je me suis demandé pourquoi je n’avais pas décoincé plus tôt. (La réponse étant sans doute: « Avant l’heure, c’est pas l’heure » – version philosophie de bazar – ou « Parce que tu es épouvantablement velléitaire » – version lucidité désagréable.)
Et donc, depuis quelques semaines, je recommence à échafauder des projets, ce qui me fait un bien fou au moral. Je ne m’étais pas sentie aussi bouillonnante d’idées et d’énergie mentale depuis très longtemps. De la politique dite « du moindre effort pour maintenir le statu quo », je suis passée en mode: « C’est maintenant ou jamais, donc, autant que ce soit maintenant ». Le gros avantage, c’est que cette tournure d’esprit positive rejaillit sur un peu tout le reste: je fais preuve de plus de bonne volonté dans mes rapports avec les autres; je suis moins encline à ruminer mes angoisses et à imaginer un incroyable assortiment de catastrophes. Pourvu que ça dure! Je vais tout faire pour, en tout cas.
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Quand une amie est décédée il y a quelques années, mes projets de grands voyages se sont eux réalisés, mais par contre je me suis mise dans une bulle émotionnelle qui a éclaté l'année dernière donnant naissance à de belles angoisses, presque disparues aujourd'hui…
J'essaie aussi de me relancer dans pas mal de petites choses, de faire tourner à nouveau ma vie…
J'espère en tout cas que tu recevras une réponse positive d'Actes Sud 🙂
Et les nouveaux projets concernent ils la nouveauté que j'ai vue sur Instagram? :-p
Ca fait plaisir de lire un article aussi positif ! J'espère que tu nous en diras plus sur vos aménagements, ça me rend curieuse.
7 ans, ça peut paraître long, mais le cerveau est parfois très lent à digérer des choses : je ne pense pas que ce délai soit parce que tu es "velléitaire" comme tu le dis, mais juste parce que tu n'étais moralement pas encore prête ? Quoi qu'il en soit, c'est une bonne nouvelle, je te souhaite de réussir.
C'est un très bel article, merci de partager cette réflexion ici! Comme très souvent, ton blog m'incite à m'interroger sur mes propres inspirations et ce depuis plus de huit ans maintenant…
Et je suis sincèrement heureuse de te voir prendre ce nouvel élan vers l'avenir!
Quelle bonne nouvelle ! Hâte d'en savoir plus !
Je suis heureuse de lire que le voile peut finir par se lever et qu'on peut retrouver le goût de faire des projets.
Certains billets touchent plus que d'autres et c'est le cas pour celui-ci. Merci de mettre des mots sur des phases et des émotions que l'on reconnait.
Du coup je trépigne d'impatience de connaître ce big projet…suspense!
Bonjour Armalite. Je vous suis depuis de nombreuses années et restais une lectrice de l'ombre. Vous m'inspirez beaucoup mais cet article me touche particulièrement. Peut-être parce qu'en ce moment je réfléchis à mon avenir, je ne sais pas. En tout cas continuez à écrire comme vous le faîtes. Et j'ai hâte d'en savoir plus. Bonne continuation
J'ai oublié de signer…. Sandrine