La grosse gnioque

Mon Papounet,
J’en ai une bien bonne à te raconter. 
Tu te souviens de la secrétaire de notre ophtalmo de famille? Pendant 20 ans, tu t’es pris la tête avec elle chaque fois qu’un de nous avait rendez-vous pour faire contrôler sa vue. Je ne compte plus le nombre de fois où tu l’as traitée de grosse gnioque, la bave aux lèvres et la tension à 37. Il faut dire qu’elle était particulièrement molle, incompétente et de mauvaise volonté. Toute le monde le savait, y compris sa patronne qui était pourtant trop gentille pour la virer. Une fois que j’ai été assez grande pour prendre mes propres rendez-vous, à mon tour, je me suis colletée avec cette fameuse secrétaire, qui nous a fourni le sujet de maintes récriminations en stéréo sur le thème: « Tu ne sais pas ce qu’elle m’a fait la dernière fois, cette grosse gnioque? ». 
Mais un jour, après quelques années durant lesquelles j’avais négligé mes visites de contrôle, l’ophtalmo m’a découvert un problème de surtension oculaire – comme toi. Apparemment, il y a une composante héréditaire là-dedans. J’ai encore plus peur de devenir aveugle que d’avoir un cancer, donc la nouvelle ne m’a pas précisément plongée dans la félicité et les paillettes. C’est même la dernière chose dont je t’ai parlé au téléphone avant ta mort. De ça, et du panaris assez douloureux que j’avais à un doigt. Le panaris n’était pas encore guéri le jour de tes obsèques, mais il a disparu peu de temps après. Le problème de surtension, lui, est resté et devra être surveillé jusqu’à la fin de ma vie. 
Du coup, j’ai compris que j’allais devoir me coltiner la fameuse secrétaire très régulièrement, et je me suis dit que j’allais faire un effort pour bien m’entendre avec elle parce que ça diminuerait le stress de mes visites régulières chez l’ophtalmo. Et miracle! Ca a marché tout de suite. Je me suis mise à lui sourire beaucoup et à l’appeler par son prénom; elle a commencé à se montrer arrangeante pour mes rendez-vous. Et puis, elle avait dû enfin apprendre à faire correctement son boulot pendant les quelques années où je n’étais pas venue chez sa patronne, parce que désormais elle était mieux organisée et nettement plus dynamique. Comme quoi, les gens changent. 
Aujourd’hui, en arrivant chez l’ophtalmo, je me suis réjouie du vide absolu de la salle d’attente.
– C’est génial! Je me souviens, il y a quelques années, c’était toujours bondé et on passait avec des heures de retard…
– Ah oui, mais ça, c’était à l’époque de Claire, m’a répondu ma nouvelle grande copine la secrétaire.
– Claire?
– La secrétaire qui était là avant moi. Un vrai boulet.
– …Vous avez commencé à travailler ici il y a combien de temps, déjà?
– Ca va faire sept ans en février. J’ai été embauchée quand Claire a pris sa retraite anticipée.

Oui, les gens changent.

Parfois, au sens littéral du terme – et sans que je m’en aperçoive.

(Bon, en même temps, je suis cette fille qui la dernière fois qu’un type en Kangoo l’a saluée à un feu rouge a attendu qu’il ait redémarré pour identifier le mec avec qui elle avait vécu pendant sept ans. Ou bien ma vue est encore plus mauvaise que je ne le soupçonne, ou bien je ne prête vraiment aucune attention à la tête des gens.)
A part ça, je me demande ce que tu penserais de l’intronisation de Donald Trump demain. Rien de bon sans doute, vu que tu étais encore plus pessimiste et angoissé que moi. 
Encore un hiver sans toi.
Je t’embrasse. 

9 réflexions sur “La grosse gnioque”

  1. Les derniers mots de ton billet m'ont fait venir les larmes aux yeux, le manque sera toujours là, je pense.
    Ces mots résonnent de manière particulière pour moi (on lit tous ces textes en fonction de notre vécu) puisque mon père est parti définitivement le 1er janvier au soir.
    Moi, c'est le temps des premières fois sans lui…

  2. Parfois, tu parles à des gens, tu crois que c'est les bons gens, et en fait, c'est pas les bons gens 😉 <3

  3. Katell: je suis désolée de l'apprendre, quelle triste façon d'entamer 2017… Courage pour cette première année, qui est je pense la plus dure.
    Ness: ah ah oui, je n'y avais pas pensé mais c'est tout à fait ça!

  4. Parfois des gens te parlent et quand ils s'en vont tu comprends qu'ils ne savaient pas que c'était toi.
    Bonjour Armalite, je te lis depuis quelques années, depuis que j'ai fait ta connaissance par l'intermédiaire de ma fille qui, cet été-là, accueillait Régis pendant les vacances 🙂
    Aujourd'hui, peut-être parce que cet écrit est à la fois drôle et infiniment émouvant, j'ai juste envie de te souhaiter une bonne année.

  5. Laurence: bonjour, tu es la maman de Yuna? (Sinon, j'ai un gros trou de mémoire en plus de ne pas être physionomiste :-D)

  6. @ Katell : je suis désolée…
    @ Armalite : il est émouvant, ton billet. Je suis désolée pour ton papa. Oui, les gens changent, et heureusement, et avec un peu de gentillesse, on apprivoise les gens les plus difficiles. Moi aussi j'ai un problème oculaire, découvert il y a peu, mon ophtalmo va devenir mon nouveau meilleur ami. Tu as droit aussi aux gouttes tous les soirs ?

  7. Merci Armalite et Aglaé, ce sont ces petits mots de personnes proches ou moins proches qui m'aident à continuer :-). Je me suis confiée à une inconnue sur le quai de la gare alors que j'attendais le train pour rejoindre ma mère et cette dame a été géniale. En fait, je n'avais absolument pas l'intention de lui raconter ma vie mais cette dame m'a parlé car l'affichage des quais n'était pas très clair, une fois cette affaire de quai éclaircie, elle m'a dit "Vous aussi, vous reprenez le travail demain ? Cela va être difficile" (faut dire qu'on était le 2 janvier) et là, c'est sorti spontanément "Non, je vais enterrer mon père". Je me suis surprise moi même mais je crois que j'avais besoin de ne pas être seule avec ma peine à attendre le train.

    Bonne journée à tout le monde !

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