D’abord pour sa construction: un point de vue par chapitre, c’est un peu comme un recueil de nouvelles racontant vingt-deux histoires individuelles qui s’entremêlent et dont chacune jette un éclairage différent sur les autres, jusqu’à ce que les pièces du puzzle finissent par s’assembler et que l’on comprenne ce qui est arrivé à Antoine. Grâce au talent d’Olivier Adam, quelques pages suffisent pour brosser des portraits saisissants de réalisme et d’humanité. Et c’est vrai que les hommes sont souvent veules, avec une tendance à se réfugier dans l’alcool, les liaisons extraconjugales, la dope et les mauvais coups pour les plus jeunes, une forme de résignation et d’absence à leur propre vie pour les plus âgés, tandis que les femmes incarnent généralement le pragmatisme et le courage, assurant face aux manquements du sexe opposé ou aux injustices de la vie.
Mais pas toujours. Au milieu de l’ennui, de l’abrutissement d’existences médiocres surgissent aussi d’authentiques bonnes volontés, des caractères droits et bienveillants. Et puis parfois, des paumés apparaissent aux endroits où on s’y attendait le moins. Bien que fortement déprimant, l’ensemble dégage une extraordinaire impression d’humanité partagée, de « on est tous dans le même bateau, tous tourmentés par les mêmes démons et tous susceptibles de déraper sans mesurer la portée de nos actes ». Il touche à des sujets universels tels que la lassitude dans le couple, la difficulté d’être un bon parent et la façon dont nos enfants nous échappent, la vieillesse qui nous désarme tous ou l’impression d’être passé à côté de sa vie.
S’il est réussi sur le plan psychologique, « Peine perdue » brosse aussi un tableau très juste d’une station balnéaire hors saison touristique, de l’atmosphère assez particulière qui peut régner quand il ne reste pas grand-chose à faire pour les gens du coin, quand ce lieu qui semble paradisiaque aux vacanciers devient leur seul horizon et, quelque part, leur prison. Décrire si bien l’envers de la beauté et son côté étouffant n’est pas à la portée du premier venu. Happer le lecteur avec des drames du quotidien le plus morne qui soit ne l’est pas non plus. Quant à se mettre dans la tête de personnages aussi différents, ça nécessite une sacrée dose d’empathie. Et ça rend dépressif, apparemment – à moins que ça ne soit l’inverse. Olivier Adam, c’est l’auteur dont les bouquins devraient me rebuter et m’envoûtent néanmoins inexplicablement. Le chapitre consacré à ce couple de personnages âgées qui, la dame étant atteinte d’une maladie incurable, s’enfoncent au sens littéral dans la tempête pour ne pas avoir à se lâcher la main est l’une des choses les plus émouvantes que j’ai jamais lues.
« Il mesure combien cette fatigue d’être devenu vieux, il l’a accueillie avec complaisance, combien il s’y est vautré. Combien il a volontairement succombé au ralentissement, sans lutter vraiment, surjouant une vieillesse avérée mais pas si vorace malgré tout. Il mesure combien peu à peu il l’a érigée en rempart, en excuse, en repli. Non il ne voulait plus venir ici. Parce qu’il ne supportait plus la brûlure des choses enfuies. Cette douleur de tout savoir passé et irrémédiable. Perdu et sans retour. Il avait peur de ne rien pouvoir regarder sans sentir les larmes venir et le coeur se serrer jusqu’à l’étouffer. La maison, la terrasse, la baie, chaque arpent de maquis, chaque sentier. Tout ça gavé d’une vie courant vers son terme. »
« Il ressemble à son propre père. Après un certain âge tous les pères se ressemblent, quelque chose en eux s’attendrit, rend les armes, se dépouille de toute carapace. On repense à la frousse qu’ils nous flanquaient gamins quand ils élevaient la voix, nous menaçaient d’une fessée, nous enjoignaient de leur obéir, de ne pas les décevoir, faillir, trahir leur confiance, nous soustraire à leur autorité. Et les voir maintenant si désarmés nous émeut et donne l’impression de faire face à une autre personne, sans que parfois il soit vraiment possible d’établir un lien. Et là encore on cherche le moment où quelque chose a dévié, a mué, s’est transformé. Cela s’est-il passé d’un coup? Y a-t-il eu un jour précis où les choses ont changé? Ou tout ne s’est-il produit que par glissements imperceptibles? Au fond, c’est comme la maladie. Elle se révèle un jour, franche et massive, prenant toute la place. Et on se demande comment on ne l’a pas vue venir plus tôt alors qu’elle rongeait peu à peu, gagnait du terrain. »
Merci pour ce commentaire qui me donne envie de filer dans ma librairie de suite…j'ai lu plusieurs O.Adam, et je n'ai toujours pas bien compris comment il fait pour chatouiller autant mon côté émotif. Peut-être parce qu'il décrit si bien la nostalgie, mon plaisir honteux…Et tes mots ne font que renforcer mon envie de repartir dans son monde, encore plus pour la station balnéaire hors saison, si joliment illustré par la chanson de Cabrel "hors saison" que je ne peux écouter sans frissoner.
Merci Armalite d'avoir ouvert l'annexe, je crois que tes critiques littéraires étaient déjà ce que je préférais dans ton autre blog, alors un espace rien que pour elles où je pourrais plus facilement retrouver tes idées lecture, et l'idée qu'il y en aura encore plus…gros plaisir de cette année !
Ma fille est en ville je viens de lui envoyer un texto pour me le prendre, merci à toi de ce bonheur en plus.
Oui, chaque achat de livre est un bonheur pour moi.
Hier je suis allée à la fnac j'ai pris l'intranquille de Gérard Garouste et Sapiens, une brève histoire de l'humanité de Yuvalnoah harari.
De bonnes heures de détente en perspective.
Bonne journée
Sophie