Oter l’armure

On parle beaucoup de harcèlement scolaire en ce moment. Le hasard veut que je finisse de traduire un tome de la série « Pretty Little Liars » dans lequel une des héroïnes essaie justement de lutter contre ce fléau en créant un blog pour donner la parole aux victimes (blog qui, une semaine après sa mise en ligne, reçoit déjà 8000 visites par jour – LOL). Et que le sujet rejoigne un billet qui me trottait dans la tête depuis un petit moment. 
Pendant 3 ans, j’ai été le souffre-douleur de ma classe. Suite à un déménagement, je suis entrée en CM2 dans une nouvelle école où personne ne me connaissait. J’avais déjà 2 ans d’avance à l’époque; j’étais plus petite que tout le monde, pas très mature affectivement, et je la ramenais beaucoup en classe car je finissais toujours les exercices avant tout le monde et en réclamais d’autres pour ne pas m’ennuyer. Comme on peut l’imaginer, ça ne m’a pas rendue très populaire. 
Les choses ont encore empiré l’année suivante au collège: j’habitais un quartier de tours en béton où beaucoup d’élèves avaient déjà redoublé au moins une fois, si bien que l’écart entre eux et moi devenait énorme à tous points de vue. Jusqu’à la fin de ma 5ème, ça a été un enfer silencieux. Pendant les récréations, je finissais régulièrement la tête dans les toilettes ou à moitié déshabillée dans un coin de la cour. On me poussait, on me faisait des croche-pieds, on me crachait dessus, on m’insultait pour tout et pour rien. Je voulais mourir. Tous les matins, j’allais au collège avec une boule dans le ventre. La seule fois où j’en ai parlé à mes parents, ça n’a fait qu’empirer la situation. 
Heureusement, en 4ème, tout s’est arrangé: beaucoup des gamins qui me harcelaient avaient redoublé ou étaient partis en filière technique, et la chef de bande avec qui j’avais le plus de problèmes était partie à Madagascar avec son père marin. Je n’avais toujours pas vraiment d’amis car j’étais beaucoup plus jeune que les autres, mais mes camarades me traitaient comme une sorte de mascotte de la classe, avec une certaine affection. Mes ennuis étaient enfin terminés. 
J’étais une gamine pleurnicharde, très complexée par son côté bouboule, et si j’avais eu à l’époque la moindre idée de ce que signifiait l’expression « estime de soi », j’aurais compris que je n’en possédais pas la moindre goutte. Oh, j’avais une très haute opinion de mes capacités intellectuelles (probablement parce que les adultes de mon entourage ne cessaient de s’extasier sur mon QI de surdouée), mais pour le reste, je me considérais comme bonne à jeter à la poubelle. Pas jolie, gauche, sans la moindre idée de comment m’y prendre pour me faire des amis – l’air que je respirais était gaspillé.
Je ne peux pas dire qu’un jour, il s’est produit un déclic dans ma tête. Il n’y a pas eu de brusque illumination, de moment où je me suis dit en ces termes: « Maintenant ça suffit, tu vas arrêter de te détester et de te considérer comme une victime ». Mais j’ai fait des expérimentations plus ou moins réussies avec mon look, jusqu’à ce que je trouve quelque chose qui me corresponde. Je me suis inscrite dans un club de jeux de rôles où, par ma seule condition de fille, je suis devenue instantanément populaire. J’ai commencé à balancer des vannes au lieu de pleurer, et je me suis rendu compte qu’en fait, j’étais pas mal douée pour le sarcasme. J’ai poussé la porte d’une salle d’arts martiaux, et je me suis mise à faire de la boxe thai et du kickboxing. Verbalement et physiquement, j’ai appris à rendre les coups. 
Après quelques années assez difficiles au sortir de Sup de Co, j’ai trouvé ma voie professionnelle; ça m’a épanouie et ça a considérablement amélioré l’image que j’avais de moi. Le masque de fausse assurance que j’arborais en société a fini par devenir mon vrai visage. Mais il n’était plus question de faire confiance à qui que ce soit. Par défaut, je considérais l’Autre comme un ennemi. Je n’ai jamais pu nouer d’amitié profonde; j’avais beaucoup trop peur de donner à quelqu’un le pouvoir de me faire du mal. Comme par ailleurs je bossais seule à la maison, il n’a pas été bien difficile de reléguer les contacts sociaux au 137ème rang de mes préoccupations. J’en étais de toute façon arrivée à un stade confortable où j’aimais beaucoup ma propre compagnie, où mes pensées me divertissaient mieux que la plupart des gens ne parvenaient à le faire.
A travers mon métier, j’ai eu la chance de rencontrer des personnes exceptionnelles, avec qui je me sentais assez d’affinités et dont la bienveillance à mon égard a été si grande que j’ai fini par baisser la garde avec elles. Aujourd’hui encore, ces personnes restent très peu nombreuses. Je suis constamment sur la défensive avec la plupart des gens. Je m’interdis de m’attacher à eux, et au moindre faux pas, je les éjecte violemment de ma vie. Dès que j’ai l’impression qu’on cherche à me nuire ou à me léser, je passe à l’attaque. Je ne rends plus les coups: je les anticipe. Je déteste les confrontations; elles me font transpirer à grosses gouttes et battre le coeur à cent à l’heure, mais je ne me laisserai plus jamais marcher sur les pieds, par qui que ce soit et pour quelque raison que ce soit. 
Pendant longtemps, j’ai considéré que c’était une preuve de la force intérieure que j’avais développée. Sauf que non. C’est juste une preuve que j’ai trouvé un moyen bâtard de surmonter mon traumatisme d’enfance, un moyen qui fonctionne mais qui me prive d’une part importante de mon humanité: la part qui noue des contacts significatifs avec autrui et se crée un réseau de soutien affectif pour les moments difficiles. En cas de pépin grave, je veux pouvoir me débrouiller toute seule, n’avoir besoin de compter sur personne – parce que je sais que moi, je ne me ferai jamais défaut! Je suis quelqu’un de très autonome, quelqu’un qui se suffit à elle-même; c’est là une de mes plus grandes fiertés. 
Mais depuis que j’étudie la pensée positive et la science du bonheur, je ne cesse de lire partout à quel point le lien social est essentiel. Et malgré ma réaction de rejet initiale, « The Art of Asking » d’Amanda Palmer, ainsi que la conférence TED de Brené Brown, m’ont beaucoup fait réfléchir au concept de vulnérabilité. Après presque un an de ruminations, j’ai fini par concéder que si je m’estimais vraiment solide, je pouvais bien me permettre de m’ouvrir aux autres. Finalement, je risque quoi? Je ne suis plus une gamine à la merci des petites brutes de cour de récré. Je sais que j’ai l’expérience et les ressources nécessaires pour surmonter n’importe quel clash relationnel, pour me relever après n’importe quelle humiliation ou autre défaite.

Devenue adulte, j’ai le pouvoir de choisir les gens dont je m’entoure, et un jugement assez sûr pour ne pas me lier d’amitié avec des malfaisants et des gratuitement cruels. Ca n’exclut pas qu’un de mes proches puisse me faire défaut à l’occasion, mais sans doute pas dans l’intention expresse de me blesser. Or, si c’est juste une erreur ou une maladresse de sa part, je dois pouvoir mettre mon orgueil dans ma poche et accepter sa faillibilité, accepter qu’il ne me doit pas d’être un ami parfait en toutes circonstances (Dieu sait que je n’en suis pas une non plus, même si je tâche toujours de faire de mon mieux).

Alors, voilà. Depuis quelques mois, je fais un effort conscient pour ne plus réagir comme si je vivais dans un état de siège permanent. Quand je me sens agressée, au lieu d’arracher immédiatement la tête de la personne d’en face, je tente de me mettre à sa place, d’imaginer pourquoi elle a dit ou fait ça, de raisonner que ça n’a pas forcément grand-chose à voir avec moi – et que même dans le cas contraire, c’est son problème et pas le mien. Je réfléchis avant de m’exprimer, et je m’efforce d’adopter un point de vue compréhensif et bienveillant. Je n’essaie plus d’inspirer une saine terreur à mon entourage pour lui ôter toute velléité de faire un pas de travers vis-à-vis de moi: je m’en remets à ses qualités humaines pour ne pas me blesser. Ca demande une confiance qui ne m’est pas naturelle du tout, une confiance qui ne paie pas toujours.

Mais je me rends compte qu’au fond, les blessures que je récolte en ayant déposé les armes ne sont pas bien graves, qu’il ne me faut dans la plupart des cas que quelques jours pour les mettre en perspective et passer à autre chose. En contrepartie, il me semble que j’ai des relations plus détendues et plus saines avec les autres. Je me sens plus indulgente; je rumine moins les offenses perçues, ce qui laisse de la place pour cultiver d’autres émotions plus positives. J’ai compris que c’était ridicule de persister à considérer comme de simples copains des gens que je connais depuis plusieurs années, que j’ai plaisir à fréquenter le plus souvent possible et qui sont toujours là pour me remonter le moral quand je chouine sur Facebook. Non, ça ne me tuera probablement pas de les qualifier d’amis et d’admettre qu’ils comptent un peu pour moi.

Parce qu’à la base, ça m’a bien aidée de devenir une forteresse, vraiment. Ca m’a remise sur pied et permis de me construire, de prendre le contrôle de ma vie et de lui donner la direction que je désirais. Mais demeurer éternellement à l’intérieur de ces murs, ce serait passer à côté de beaucoup d’expériences humaines. Ce serait, quelque part et bien que je m’en défende, laisser toujours mes harceleurs d’autrefois régir mon existence. Ce serait rester une victime – bien déguisée en guerrière, mais une victime quand même. Et ça, il n’en est pas question.

12 réflexions sur “Oter l’armure”

  1. Bravo! C'est une très bonne résolution.
    Courage il y a beaucoup de gens qui en valent la peine!
    Bonne soirée.

  2. J'admire ta capacité à t'être construite "seule", moi qui aime tant être en lien ! J'ai été choquée de lire les violences dont tu as été victime adolescente. Je ne sais pas comment aurais réagi l'adolescente que j'étais.

    Tes propos sur la colère et les ruminations générées par des paroles qui ont pu te blesser ont fait écho avec le stage de communication non violente que j'ai fait cette semaine. J'ai adoré ! Puissant pour débloquer / apaiser des situations, petites et grandes. Je mesure néanmoins l'attention et l'assiduité nécessaires à cette pratique, dont je ne saurai faire preuve à chaque minute. Bref, avoir conscience du chemin est une chose, cheminer en est une autre ;-))
    La victimisation ne mène pas loin, même si le rôle est parfois bien confortable…Comme le disait cette semaine la formatrice, la CNV permet de passer de l'impuissance à la capacité d'action. Et c'est précieux.

  3. Si tu veux bien répondre à mon interrogation : en quoi le fait d'avoir parlé de ce que tu subissais à tes parents à t-il envenime les choses? Je sens que ma fille, en classe de ce2, subit déjà quelques tourments et j'avoue déjà redouter le passage au collège dans quelques années… Tu as su surmonter des choses que d'autres n'arrivent pas car tu avais certainement la force de caractère nécessaire, je crains que ce ne soit pas son cas et cela me terrifie!

  4. Il est joli ce post. Ca me donne envie de poster une image de forteresse avec un énoooooooorme jardin.

  5. Dipi: je n'étais pas ado: à mon entrée en 5ème, j'avais 10 ans…
    Co: mes parents en ont parlé aux parents des autres gamins, qui ont engueulé leurs gamins, qui se sont vengés sur moi.
    Ce que je trouve terrible dans l'histoire, c'est que je ne vois pas comment les adultes de mon entourage auraient pu mettre un terme à ça. J'y ai souvent réfléchi depuis que je suis adulte moi-même et que j'ai un peu de recul, et rien ne me vient. Il me semble que toute intervention était vouée à aggraver la situation, étant donné qu'on ne peut pas surveiller des enfants en pemanence (et que ça ne me semble pas souhaitable de toute façon). Alors oui, la prévention en amont, c'est important. Un peu comme avec la culture du viol, en fait. On essaie d'apprendre aux hommes à respecter les femmes, et il faudrait aussi apprendre aux enfants à se respecter entre eux. Comment, je n'en ai pas la moindre idée.

  6. Que les parents aient engueulé leurs enfants, c'est une réaction tout à fait compréhensible mais contre-productive, puisque les événements se sont produits à un moment où les enfants avaient besoin de se détacher de leurs parents. Une amie avait partagé la vidéo de la conférence suivante, que j'avais trouvé très utile sur ce point :
    https://www.youtube.com/watch?v=iMGLy-juSxw&feature=share
    Pour reprendre le commentaire de Dipi, la CNV, c'est génial. J'ai suivi une formation et je suis dans un groupe de pratique, ça change vraiment beaucoup de choses.

  7. Cette question me touche beaucoup parce que mon compagnon a subit le même type de harcèlement durant son adolescence, ce qui l'a conduit à une dépression nerveuse.
    Si aujourd'hui, il garde des traces (de type : se sentir rapidement et personnellement atteint par des situations relationnelles de la vie courante) je réalise l'importance de sa force intérieure, d'avoir résolument choisi le lien humain, en totalité et en profondeur.
    Pour moi qui n'ai connu qu'un ou deux ans de moqueries en primaire à propos de mon poids (mais ma défensive vient plutôt de relations familiales, à la réflexion), il est depuis qu'on se connaît un véritable "professeur de relation". Je lui apprends parfois à envoyer balader les gens, pendant que lui continue à m'apprendre en permanence le lien. Je ne compte plus le nombre de relations que j'aurais fait voler en éclat, et qui me comblent aujourd'hui, s'il ne m'avait pas tempérée.
    Concernant ce qu'il y a à faire dans les situations de harcèlement, je pense qu'il n'est effectivement pas possible de surveiller les enfants tout le temps mais qu'avant ça, il y a une grande marge de progression. Ce qui me fait sortir de mes gonds, c'est quand je vois autour de moi que cet argument masque l'idée bien ancrée que l'enfant harcelé est faible, geignard et agaçant, et qu'il doit s'endurcir un peu. C'est à lui qu'on apprend qu'il est inadapté, et non pas aux brutes, qu'ils sont des brutes au comportement inadmissible et que la vie en société ce n'est pas ça. Une forme d'approbation de la loi du plus fort, que la vie en société, c'est vraiment ça. J'espère que les campagnes de sensibilisation changeront au moins ça.

  8. très bel article!
    C'est un sujet compliqué et difficile c'est certain mais tu en parles si bien…
    bisous miss

  9. Merci pour ce bel article, j’imagine bien que sa rédaction n’a pas été aisée.
    Je me permets aussi de relayer l’article de Morgan sur le harcèlement scolaire, même si elle passe ici : https://militancrise.wordpress.com/2015/11/05/nonauharcelement/

    Pour ma part, j’ai toujours dit que j’avais « réussi » à être entre deux : ni populaire, ni martyrisée. La fille aux bonnes notes qui aime s’asseoir au fond, à côté du radiateur. Mais au final, ce n’est pas une réussite. Et je n’ose m’imaginer ado à l’ère où le cyberharcèlement peut faire des ravages.

  10. j'ai trouvé ton article fort intéressant. J'ai été élève dans les années 60 et je n'ai jamais vu de harcèlement autour de moi au collège et au lycée, chacune avait son petit groupe de copines, et personnes ne s'occupait des autres!… je m'étonne toujours de cette évolution!
    Tu es très volontaire et c'est sûr que tout le travail que tu fais pour t'ouvrir aux autres ne peut être que bénéfique pour toi et ton entourage. Bon courage pour la suite!

  11. D'après mon conjoint prof (qui a eu des cas un peu moins violents, quand même), quand l'équipe pédagogique est à l'écoute, les élèves qui s'amusent à ce genre de choses sont convoqués avec leurs parents, exclusion, etc., alors c'est "surveiller et punir" plutôt que CNV, mais ça calme quand même. Et certes, ils ne peuvent pas tout voir, mais une fois qu'ils sont au courant, s'ils ont une âme, ils surveillent.

    Et sinon, moi qui ai subi un harcèlement très léger au collège, ça m'est arrivé deux fois de courser un garçon(pas le même), prête à lui en foutre une. Eh ben, je les ai pas rattrapés, mais ça les a calmés, l'un comme l'autre. J'aurais dû le faire avant, mais la violence n'est vraiment pas naturelle chez moi… Face à un groupe, évidemment, c'est autre chose.

  12. Ça me touche très fort ce post. J'étais en primaires dans les années '70 et je me rappelle d'un garçon harcelé. J'ai pris sa défense et me suis retrouvée isolée, même si on ne m'a pas vraiment attaquée. J'avais un an d'avance, comme deux de mes enfants, qui ont aussi souffert de grandes difficultés relationnelles entre 10 et 16 ans. Les blessures ne guérissent pas vite.
    Comme enseignante, je pense avoir mis en place des outils qui empêchaient ce genre d'horreurs. Puis j'ai tenté de transmettre ces outils et réalisé que selon la personne qui les utilise, cela porte ses fruits ou non. C'est un sujet qui continue de me préoccuper tous les jours. Merci d'avoir relaté ton histoire et les réflexions qu'elle suscite. Tu es une belle personne.

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