Où les apparences m’induisent en erreur

La nuit vient de tomber quand deux collégiens montent dans le bus qui m’emmène à Monpatelin. A cette heure-ci, les autres passagers sont surtout des gens qui rentrent chez eux après leur journée de travail; la lassitude se lit sur leur visage et aucun d’eux ne pipe mot. Au milieu du silence général à peine troublé par le ronronnement du moteur, les voix excitées des gamins résonnent très fort. 
Le premier est un minuscule rouquin de douze ou treize ans environ, malingre avec une épaisse tignasse bouclée, des lunettes rectangulaires, le teint laiteux et les taches de rousseur règlementaires, un survêtement en nylon et une sacoche un peu ringarde. Le second est un Noir massif qui doit avoir 15 ou 16 ans; l’air un peu gauche, il porte une casquette de baseball à l’envers sur ses cheveux presque rasés et parle d’une voix aiguë qui contraste bizarrement avec sa carrure. Leur duo paraît un peu incongru, mais je suis amusée par l’enthousiasme fébrile qui émane d’eux, et par leur totale indifférence pour le fait que tout le monde peut entendre ce qu’ils disent. 
Bercée par le roulis du bus, je ne prête tout d’abord pas attention à leurs propos. Puis le téléphone du petit rouquin sonne, et il décroche très vite. 
– Oui, Mamie. On a oublié de te dire un truc, c’est que David va être papa! (Il tapote le bras de son copain.) Il est tellement heureux qu’il n’arrête pas de pleurer depuis tout à l’heure. 
Je jette un coup d’oeil discret au jeune Noir. Effectivement, des larmes de joie silencieuses coulent sur ses joues. Bigre. Il est peut-être plus âgé que je ne l’imaginais. 
Le petit rouquin continue:
– Oui, il est venu avec moi chez ma gynéco. Il était là quand elle m’a annoncé que j’étais enceinte.
Je… 
Que… 
HEIN?
– Là, ben, on rentre au foyer. Je te rappelle plus tard. Bisous, Mamie. 
La petite rouquine méga excitée raccroche et reprend sa conversation avec le grand Noir, et maintenant que je les écoute, je me rends compte qu’elle n’arrête pas de l’appeler « bébé », à peu près deux fois par phrase, et qu’elle se tient à quelques centimètres de lui même si elle ne le touche pas. Quand son regard croise le mien, je ne peux m’empêcher de lui sourire, mais elle ne me voit pas – aveugle à tout ce qui n’est pas sa petite bulle de grand bonheur. 
J’aimerais bien connaître leur histoire, à ces deux-là. 
Quelques arrêts plus tard, ils descendent du bus épaule contre épaule, sans se tenir la main, et disparaissent dans la nuit. 

6 réflexions sur “Où les apparences m’induisent en erreur”

  1. Ouf, ça me rassure, je vois que je ne suis pas la seule à espionner les conversations dans les transports en commun ! J'adore ce genre d'histoire qui sort de l'ordinaire, même si j'imagine que leur vie doit être un peu moins rose que la version romanesque dont tu nous fais part … Quoi qu'il en soit, je trouve ce genre de "surprises" parfait pour déstabiliser un peu l’esprit et le faire sortir de ses rails, histoire d'ouvrir un peu plus les yeux sur les petits bonheurs de la vie 🙂

  2. Je m'en fais pas du tout une version romanesque, ils avaient l'air super jeune et "foyer", c'est pas très bon signe… Mais le bonheur peut fleurir partout, faut croire.

  3. Ils sont chanceux car je pense qu'il faut connaitre l'amour au moins une fois dans sa vie !

  4. L'histoire va très bien avec l'illustration choisie, en quelques phrases j'ai été happée par le récit.

  5. j'avoue je ne m'attendais pas du tout à cette chute….
    Et j'espère pour elle qu'elle avait plus que douze ou treize ans, sans vouloir sembler rabat joie, ça ne fait pas beaucoup pour être maman….

    merci pour cette petite histoire 😉

  6. Oui à mon avis elle faisait plus jeune que son âge.
    Ou bien, c'était effectivement un garçon de 12 ans complètement cinglé…

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