Lire sous les draps

Malgré ma gourmandise pour les nourritures terrestres, la lecture obsessionnelle est la seule forme de véritable boulimie dont j’ai jamais souffert. Enfant, je lisais mes manuels scolaires en intégralité dès qu’on les avait récupérés à la société de prêt, fin août – et puis je m’ennuyais en classe jusqu’aux grandes vacances de l’année suivante. Je lisais dans la cour de récré pendant que les autres filles jouaient à chat ou sautaient à l’élastique. Je lisais à l’arrière de la R9 familiale, même si ça me donnait atrocement mal au coeur et que je devais m’interrompre régulièrement pour vomir dans un sac en plastique. A table, je lisais subrepticement les inscriptions au dos des paquets de biscottes ou de Thé Brun, et au dîner, je me dépêchais de finir mon assiette pour retourner dans ma chambre.

Je lisais le soir, au lieu de regarder la télé. Et après l’extinction des feux, dès que le pas de ma mère s’était éloigné dans le couloir, je me hâtais d’allumer ma lampe de poche et de me fourrer sous les couvertures pour reprendre ma lecture là où je l’avais interrompue. Combien d’heures j’ai passées à transpirer à grosses gouttes sous ma tente improvisée, en pleine canicule estivale! Combien de fois ma soeur a grogné et menacé de me dénoncer quand on dormait dans le même lit chez mes grands-parents! Combien de paquets de piles R6 j’ai dû sacrifier sur l’autel de mon addiction! Mais impossible de m’arrêter avant de savoir comment Michel Strogoff allait mener sa mission à bien après que les méchants Tartares lui avaient brûlé les yeux, ou si les trois mousquetaires (qui étaient quatre) allaient réussir à sauver l’honneur de la reine en récupérant ces foutus ferrets. 

Souvent, je m’usais les yeux ainsi jusque bien après minuit, et j’avais beaucoup de mal à me lever le lendemain. Je me demande si cette habitude n’est pas responsable du dérèglement de mes rythmes biologiques et des insomnies qui m’ont pourri la vie quasiment jusqu’à la quarantaine. Alors maintenant, je suis raisonnable: je lis toujours beaucoup, mais quoi qu’il arrive, j’éteins ma lampe à une heure du matin. Et je ne me planque plus sous les draps que pour échapper à des moustiques ou des souris assoiffées de sang d’orteils. 

9 réflexions sur “Lire sous les draps”

  1. Si, Miss A est un jour amenée à écrire sur sa façon de lire, elle pourrait écrire la même chose. Sauf qu'elle expliquera quelle mère indigne je suis de la forcer à éteindre la lumière en semaine à 23h00 😀
    Je n'avais personne dans ma famille qui lisait, je n'avais donc que les mercredis après-midi où je pouvais aller emprunter 1 livre à la bibliothèque. Je passais donc mes mercredis sur mon lit avec un verre de lait et des cookies à tremper dedans et ne m'endormais que lorsqu'il était fini.
    Et puis lorsque je passais du temps chez ma tante pour les vacances, j'avais accès à une énorme bibliothèque (celle de son fils) et là c'était un peu le paradis… Quand on ne me forçait pas à sortir dans le jardin pour prendre un bol d'air (grrrrrr… combien de fois j'ai entendu, tu es toutes pâle il faut aller dehors, prendre du bon air…).

  2. A l'âge de miss A je devais être au lit et éteindre la lumière pour 21h ou 21h30 en semaine, et 22h30 le WE. Tu imagines ma frustration…

  3. On est sœurs de bol d'air… Pourtant mon père est un énorme lecteur mais mes parents avaient peur que je m'abîme les yeux. Ils sont persuadés que je suis myope parce que je lisais dans la semi-obscurité des volets fermés l'été pendant la sieste. et hors vacances, je lisais en m'habillant. Quant à mon mari, il a découvert qu'on pouvait lire aux toilettes et ne comprend toujours pas cette idée farfelue. d'ailleurs mon père avait collé une collection d'une revue littéraire des années 50 dans les toilettes et a été horrifié d'apprendre que je les avais lues c=quand j'avais huit ans.

  4. j'ai beaucoup aimé ton article, j'étais un peu comme toi, ma mère obligée de me conduire à la bibliothèque ttes les semaines parce que j'avais déjà tout lu de ce que j'avais emprunté la semaine d'avant. je lis beaucoup moins maintenant mais ça reste un de mes moyens les plus sûrs pour me détendre un maximum et me faire voyager un peu hors des murs de ma maison 😉
    bizzz

  5. Enfant je lisais beaucoup aussi.Malheureusement maintenant je dois faire la vaisselle, la cuisine…J'ai du mal à trouver du temps pour faire de la lecture. J'emprunte souvent des livres audio à ma bibliothèque et je les écoute tout en marchant 😉

  6. JE me reconnais moi aussi dans ton évocation. Mes parents n'étaient pas des lecteurs et dans le milieu populaire qui était le mien, ce goût de la lecture était à la fois encouragé et source d'inquiétude. Mes parents s'inquiétaient de me voir préférer lire à aller jouer avec mes petits camarades (ça n'a pas changé). Ils en d'ailleurs parlé au pédiatre, qui les a rassurés : laissez-la lire, a-t-il intimé à ma mère. Je dois reconnaître cependant que mes parents n'ont jamais essayé de m'empêcher de me livrer à mon addiction, me fournissant en livres autant que je le désirais. Je pense aussi m'être abimé les yeux, à force de lire à la lampe électrique… En tout cas tu me donnes une idée de billet pour le blog!

  7. Même boulimie ici. Je me reconnais tellement dans ce portrait de lectrice compulsive (qu'est ce que j'ai pu éplucher les compositions de paquets de céréales au petit dej!).
    Ma mère avait expliqué a mon enseignante consternée que la seule sanction qui fonctionnait avec moi consistait à me priver de lecture. Supprimer ma lampe de chevet était beaucoup plus efficace que me priver de télé (dont je me fichais) ou m'interdire d'inviter des amis (enfant solitaire bonjour).

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