Hier. Parti avec un retard d’une demi-heure « à cause des âneries habituelles de la SNCF », annonce franco le chef de bord, le Bruxelles-Nice arrive à Toulon à 19h30 au lieu de 18h44. D’un côté, je serai contente de me faire rembourser un tiers de mon billet en première classe (pendant les grandes vacances, je n’hésite pas à payer 20€ de plus pour éviter de voyager dans des wagons de seconde bondés de familles avec enfants). De l’autre, il ne faudrait surtout pas que je rate le TER Toulon-Trululu, supprimé pendant toute l’année scolaire qui vient de s’écouler pour cause de travaux sur les voies, rétabli l’espace de deux mois pour les touristes et voué à disparaître de nouveau à la rentrée prochaine. C’est la seule fois de l’année où j’aurai pu faire Toulon-Monpatelin en 13 minutes au lieu d’une grosse heure en bus; ça ne se manque pas.
Grâce au retard de mon TGV, je n’ai que 5 minutes pour l’attraper, et je crains que ça ne fasse un peu court. Mais comme mon premier train s’immobilise enfin en gare de Toulon, je vois que mon TER attend sur le même quai, à sa voie-habituelle-de-quand-il-daigne-circuler. Parfait! Je me jette dedans et reprends la lecture du dernier Odd Thomas. Premier arrêt: « Machinette-les-Oies ». Deuxième arrêt: « Prosper-Youplaboum ». Je rassemble mes affaires et vais me positionner près de la porte. Tiens, ça me semble un peu plus long que d’habitude jusqu’à Monpatelin, et je ne reconnais pas trop le paysage. « Duquai-Dugland ». Je blêmis. « Hein? Mais comment ça, Duquai-Dugland? Je vais à Monpatelin, moi. » « Ah, vous n’êtes pas dans le bon TER, m’informe un monsieur roux tout transpirant qui attend à côté de moi. Ce n’est pas le Toulon-Trululu, mais le Toulon-Tralala. Il ne passe pas par Votrepatelin ».
Grand moment de solitude. Bien que Monpatelin et Duquai-Dugland soient des communes mitoyennes, elles ne sont reliées par aucun transport en commun. Il faudrait que je trouve un bus pour retourner à Toulon, puis que j’attende le dernier bus pour Monpatelin qui me mettrait chez moi aux environs de 22h30. Un instant, j’envisage de faire le trajet à pied, mais le soleil cogne encore très fort, je suis trop habillée pour la météo, je n’ai pas de crème solaire ni de chaussures adaptées à la marche, je traîne une valise à roulettes et surtout: je ne connais pas le chemin et j’ai un sens de l’orientation méga-pourri. Taxi, alors? Mon portable est chargé, mais je ne suis pas certaine d’avoir de numéro idoine en mémoire et je ne connais pas le numéro du service de renseignements de mon opérateur. C’est alors qu’un miracle se produit: face à ma mine déconfite, le monsieur roux tout transpirant pousse un gros soupir et me dit: « Bon, de toute façon, j’ai déjà une demi-heure de retard, je vais vous emmener en voiture ».
En temps normal, j’aurais sans doute refusé poliment. Ca pourrait être un serial killer (oui, à Duquai-Dugland, parfaitement: il faut bien que les serial killers vivent quelque part), ou au moins un conducteur fou, et surtout, j’ai déjà un mal de chien à me sentir redevable envers mes proches – alors, envers un parfait inconnu! Mais là, je suis franchement embêtée. Et aussi, ça fait des mois que je travaille à gommer mon hostilité naturelle envers « Les Gens », cette espèce qui ne m’a jamais rien inspiré de bon. Alors, je décide de faire confiance et de monter dans la Fiat 500 rouge du monsieur roux tout transpirant.
Vingt minutes plus tard, je ne reconnais toujours pas le paysage et je commence à flipper; on devrait être arrivés en terrain familier depuis un bon moment. Le monsieur roux tout transpirant n’est néanmoins pas un serial killer: il a juste un sens de l’orientation presque aussi pourri que le mien. On fait trois fois plus de chemin que nécessaire, mais on finit par s’arrêter dans le parking de ma résidence, où je remercie mon Bon Samaritain du fond du coeur. Le pauvre semble juste pressé de rentrer chez lui, ce qui est bien naturel. Je ne pourrai jamais lui rendre service en retour, et ça me désole. Mais ça m’est aussi arrivé de faire spontanément une grosse bonne action pour un parfait inconnu, et quelque part, c’était une récompense en soi. Alors, je décide de considérer que le monsieur roux tout transpirant vient de créditer son compte karmique, et que je ferai circuler quand l’occasion se présentera.
N’empêche. En novembre dernier, quand je me suis retrouvée bloquée à Toulon par des inondations, j’ai appelé un ami de longue date pour me servir de chauffeur jusqu’à Monpatelin. En mai, quand j’ai cru ne pas pouvoir atteindre la gare pour cause d’absence de bus un jour férié, c’est ma couturière (que je connais depuis dix ans, mais dont je ne suis pas proche) qui a offert de m’y conduire. Et aujourd’hui, un parfait inconnu m’a tirée d’un mauvais pas. Que dois-je en déduire? Que je suis victime de persécution ferroviaire? Ca me semble évident. Que le monde n’est pas toujours un endroit hostile et qu’il existe aussi des gens sincèrement gentils? Malgré ma méfiance et mon pessimisme naturels, je le savais déjà, même si je préfère ne pas compter dessus. Alors, quoi?
Dans son mémoire « The Art of Asking: How I Learned to Stop Worrying and Let People Help« , Amanda Palmer parle de la difficulté qu’ont les artistes à accepter l’aide qu’on leur propose spontanément en comparant ça à une boîte de donuts offerts. Puis elle explique comment elle en est venue à solliciter l’aide des autres sans craindre de se montrer vulnérable ni considérer ça comme une faiblesse de sa part. Je n’en suis pas encore tout à fait là. Mais désormais, je suis capable de prendre le beignet qu’on me tend. C’est déjà un gros progrès pour moi.
Sympa la vie parfois mais zut quoi, il ne veut pas de toi tonPatelin qu'il t'empeche d'arriver directement et normalement ? Il te fait payer tes infidélités Belgiesque c'est pas possible autrement 😀 (si si,pour moi il se ligue avec la SNCF lol)
Bizzz Nad 😉
Je me demandais tout du long d’où ce type qui a l’air d’être le type le plus blasé au monde allait sortir son donut ^^
Mais c’est beau : il te rend un gros service sans jamais insister là-dessus et en continuant de ronchonner, comme si c’était tout à fait normal.
Ça me rappelle la fois où j’ai appelé le service clients Fnac pour savoir pourquoi on n’avait pas reçu un coffre à trésor musical Zelda alors qu’il était censé être offert pour l’achat du jeu. La conseillère a expliqué qu’il aurait fallu cocher je ne sais quelle case sur le site et que c’était trop tard et qu’elle était sincèrement désolée. Déjà elle était super agréable mais en plus, quelques jours après, on a reçu le coffre dans une enveloppe toute blanche sans indication de l’expéditeur.
J’aurais volontiers remué ciel et terre pour pouvoir lui envoyer un petit quelque chose en retour mais je n’avais aucune idée de ce que j’aurais pu faire. J’ai dû me résoudre à accepter ce geste gratuit et unilatéral et me contenter de penser à elle quand mes yeux rencontrent le petit goodie.
ça m'arrive tout le temps, ce genre d'épisode !
Y a plein de gens adorables et généreux partout et il faut dire aussi que des décennies de fauteuil roulant dans un monde-souvent-inaccessible-et-hostile-aux-roulettes 🙂 poussent forcément à accepter/demander de l'aide.
Je propose aussi la mienne, bien sûr, et "les gens" sont souvent surpris…
Fatima