Judy

Elle a l’impression que la terre vient de s’ouvrir sous ses pieds pour l’engloutir. 
Bien sûr ça n’allait pas très fort entre eux depuis un certain temps; bien sûr elle avait parfois caressé cette idée comme un dernier recours, sans y croire vraiment. L’ultime solution. La bombe atomique qui va mettre un terme au monde tel qu’elle le connaît. 
Jusqu’ici, malgré les difficultés professionnelles, les petits soucis d’argent ou de santé, les brouilles avec la famille ou les amis, elle avait toujours eu cette certitude à laquelle se raccrocher: quoi qu’il arrive, ils vieilliraient ensemble. Il serait toujours là pour la compléter, la rassurer, l’épauler, réchauffer son lit par les froides nuits d’hiver. 
C’est comme si elle avait été projetée dans une autre dimension, un continuum spatio-temporel qui n’est pas le sien et où leurs chemins se séparent sans qu’elle l’ait choisi vraiment. 
Ils avaient juré. Pour le meilleur et pour le pire, jusqu’à ce que la mort les sépare. Quel échec, quel terrible échec…
Le pire, c’est qu’elle ne sait pas si elle doit accepter la sentence ou se battre pour la faire révoquer. Au fond d’elle, elle sait bien qu’ils ne sont plus en phase, que depuis des mois voire des années, ils puisent leurs bonheurs respectifs à l’extérieur. Mais tous les couples traversent des phases à vide, non? Si on lâche trop vite en cas de problème au lieu de se battre pour le résoudre, comment espérer construire quelque chose de durable? 
Comment savoir quand on s’est assez battu et que continuer serait de l’acharnement thérapeutique pur et simple? Comment savoir quand on a passé le stade où il convient de rendre les armes? Comment savoir quand la situation est devenue irrattrapable, l’éloignement irrémédiable?
Elle n’en a pas la moindre idée. La peur de se retrouver seule, arrachée à son cocon familier, l’empêche de considérer les faits objectivement. Repartir à zéro, à son âge… cette idée l’accable autant que l’absence future de celui qui était la constante numéro un dans son paysage depuis tant d’années. Elle ne sait plus à quoi se fier, n’entend pas la voix hésitante de son instinct dans la clameur des sentiments contradictoires qui hurlent en elle. 
La suite de sa vie lui apparaît comme un tunnel obscur et sans fin. 
Un jour pourtant, elle ressortira du tunnel. Après des mois passés à enchaîner mécaniquement les gestes du quotidien avec un goût de bile dans la bouche, des mois à se sentir congédiée de sa propre vie, des mois à se demander ce qu’elle fait là et à pleurer en songeant à ce qu’elle a perdu, elle lèvera la tête vers le soleil qui caresse son visage et se sentira de nouveau vivante. Elle pensera à cette soirée qu’elle attend avec impatience, et à laquelle il se serait atrocement ennuyé. Ce projet qu’on lui a proposé, et qu’elle n’aurait pas osé accepter du temps où ils étaient ensemble. 
Elle pensera à toutes ces petites choses qu’elle ne pouvait pas faire avec lui, qu’elle sacrifiait volontiers à l’harmonie de leur couple mais qu’elle est bien contente de se réapproprier. Lire jusqu’au milieu de la nuit sans qu’il grogne parce que la lumière l’empêche de dormir. Porter des jupes qu’il aurait jugées bien trop courtes. Boire un cocktail de trop dans un apéro entre copines. Acheter une énième paire de bottines noires même pas en soldes sans planquer le ticket de caisse. S’offrir un city trip avec musées à gogo pendant les prochaines vacances plutôt que mourir d’ennui à la plage ou à la montagne.
Elle aura toujours la conscience lancinante de ce qu’elle a perdu, mais elle commencera à se rendre compte de ce qu’elle a gagné, aussi. Elle occupera à nouveau tout son espace. Elle se sentira plus forte d’avoir survécu à ce cataclysme. Elle réalisera qu’en sortant du chemin tout tracé avec lui, elle s’est ouvert une infinité de voies, et que même si ça lui donne parfois le tournis, c’est excitant, aussi.
Petit à petit, sur les ruines de son ancienne vie, elle reconstruira quelque chose de plus épanouissant et de plus solide. Et ce qui lui était apparu un jour comme la fin du monde ne sera plus qu’une transition éprouvante mais nécessaire. 

7 réflexions sur “Judy”

  1. Euh, juste au cas où… Je divorce pas, hein. D'abord, je suis mariée avec personne actuellement. Ensuite, AUCUNE jupe au monde n'est, n'a été ni ne sera jamais trop courte pour Chouchou 😀

  2. J'ai eu un doute aussi, heureusement le tag "souvenirs" m'a rassurée. Et les citytrips avec musées.

  3. MERCI !
    Toujours ce style sensible et acéré 🙂
    On t'a fait plein de compliments avec les copains pro pendant notre tournée 🙂

  4. Merci <3 (mais maintenant, je cherche quels copains pros lisent mon blog et où vous avez bien pu aller tourner ^^)

  5. Très bien exprimé! Perso, je suis en phase "début de reconstruction et ouverture à d'autres possibilités"

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