The crossing

La semaine dernière, un éditeur pour lequel je venais de boucler un boulot m’en a proposé un autre en urgence. Mon emploi du temps surchargé jusqu’à fin avril me commandait de refuser. J’ai quand même demandé à voir de quoi il s’agissait. Une bédé d’un auteur d’origine japonaise, avec une héroïne expatriée à Londres – et des dessins qui m’ont immédiatement plu. Il n’y avait pas beaucoup de texte. J’ai pensé que c’était toujours utile de rendre service à un client, que je pouvais bien sacrifier quelques heures supplémentaires à mon boulot avant la pause des fêtes de fin d’année, que ça me changerait un peu des séries sur lesquelles je travaille habituellement… Mais la vérité, c’est qu’une petite voix sortie de je ne sais où me disait que je DEVAIS faire cette traduction. La petite voix sortie de je ne sais où a généralement raison; toutes les fois où j’ai fait la sourde oreille, je m’en suis mordu les doigts. Donc, j’ai accepté. 
Bien entendu, ce n’est qu’en me mettant au travail que j’ai découvert l’histoire de la fameuse bédé: l’héroïne rentre au Japon pour les obsèques de son père. Hier après-midi, j’ai dû traduire une scène où elle palpe le front glacé du défunt dans son cercueil, juste avant la crémation. Et bien, je crois que je préférais encore les descriptions de bébés démembrés dans Anita Blake. J’ai juste eu envie de me rouler en boule dans un coin pour chialer. Comme je chiale à peu près tous les soirs dans mon lit depuis plus d’un an, d’ailleurs. Parfois, je me dis que je me fais du mal pour rien, que quand l’image de mon père me vient à l’esprit, je devrais juste penser à autre chose. Mais puisqu’il n’est plus vivant que dans mon souvenir et celui des gens qui l’aimaient, me forcer à ne plus penser à lui reviendrait à le tuer une seconde fois. 
Un jour, peut-être, j’arriverai à y penser sans tristesse, à ne me remémorer que les bons moments ou les trucs marrants, à le revoir imitant le gremlin plutôt que le corps émacié et le visage creusé par la maladie. Un jour, peut-être. Et cette bédé douce-amère, intelligente et très émouvante, aura peut-être été l’une des 1001 étapes minuscules sur la voie de l’acceptation et de l’apaisement. Je ne fais pas partie des gens qui voient des signes partout. Mais petit à petit, j’apprends à me fier à mon instinct, et j’apprends aussi qu’on ne peut pas se soustraire à la douleur: il faut la traverser et réussir à atteindre l’autre rive. 

6 réflexions sur “The crossing”

  1. On a parfois l'impression que tout se ligue contre nous pour nous rendre les choses encore plus difficiles et insupportables. Mais peut-être suffit-il de reconnaître certains évènements comme des épreuves ; épreuves difficiles à surmonter, certes, génératrices de peur et de souffrance, mais que l'on sait limitées dans le temps. Et se dire que, lorsque cette épreuve aura été surmontée, on aura fait un pas en avant.

    Courage, respire un bon coup et plonge.

  2. Je suis membre du jury d'un prix littéraire. Un des livres de la sélection était Quelques Minutes après Minuit, sur cet enfant qui sait que sa mère est mourante et qui ne veut pas dire au revoir. Je l'ai lu comme on reçoit un coup de poing, mais ça m'a fait du bien, cela m'a permis de mettre des mots sur ma colère. J'espère que cette BD sera un pas de plus vers l'autre rive.

  3. Je m'appelle Sophie, je te "suis" depuis quelques mois, ravie d'avoir trouvé sur la toile une collègue… traductrice. Dans l'audio-visuel en ce qui me concerne, j'ai eu à traduire un reportage "scientifique" sur la mort en général et les obsèques en particulier (crémation ou inhumation ?, choix du cercueil, travail des croque-mort etc…) 1 an après le décès de mon mari. Je me croyais blindée, prête à gérer ça… Ca a été la pire traduction de toute ma vie, pas au niveau du résultat, mais du processus de "fabrication". Impossible de traduire un paragraphe sans être prise de crises d'angoisse, de tétanie ou de larmes. Mais c'est exactement comme tu le dis : ce sont des choses comme celles-ci qui aident dans le travail de deuil, un travail qui se fait forcément dans la douleur. Mais elles sont nécessaires, et incontournables de toutes façons, dans la vie quotidienne comme professionnelle. Comme disait Nietzsche "Tout ce qui ne tue pas rend plus fort". Courage donc, et bonnes trad'.

  4. Princesse Audrey

    Je sais que ça ne sert à rien, parce que ça ne calme pas la peine, mais je pense très fort à toi et je te soutiens très fort. Je suis là si tu as besoin. Gros bisous-poutous.

  5. C'est l'œuvre au noir selon Jung.
    Affronter le deuil et les douleurs enfouies pour sortir des stratégies d'évitement.

  6. Lue hier, la gorge serrée, en passant pas mal à toi qui l'a traduite. C'est une très belle oeuvre et le parallèle avec le nô m'a saisie, alors que je ne connais rien de cet art. Je vis dans la hantise de devoir vivre ces moments. Merci à toi de parler de ça et de cette BD.

    PS : j'ai cru que l'auteur était "Fumi Obata" et ai tout naturellement cru à une histoire autobiographique. Plus ou moins.

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