J’imagine que c’est mon grand-père paternel qui a pris ces photos récupérées juste après le décès de ma grand-mère, en septembre 2010. Il est mort quand j’avais cinq ou six ans, et je ne l’ai presque pas connu. Ma grand-mère, en revanche, a contribué pour bonne partie à ma garde et à celle de ma soeur quand nous étions enfants. Son statut de veuve ne semblait pas lui peser. J’ai cru comprendre que la vie d’épouse et de mère ne l’avait guère épanouie. Les rares fois où elle parlait de mon grand-père, c’était pour dire qu’elle gagnait plus que lui quand ils s’étaient connus à l’arsenal où ils travaillaient tous les deux, elle comme secrétaire bilingue français-italien et lui comme ouvrier – et qu’elle regrettait beaucoup d’avoir dû s’arrêter quand elle avait eu des enfants, à un âge plutôt tardif pour l’époque. C’est la seule personne de ma famille qui m’a toujours soutenue et encouragée dans mon choix de ne pas en faire. Je crois que si la pilule avait existé à son époque, je ne serais pas là.
Petite fille, ma grand-mère avait eu la polio, et elle mettait sa guérison complète sur le compte des bains de mer quotidiens recommandés par le docteur. Jusque vers 80 ans, elle a continué à aller à la plage tous les matins avec ses copines. Chaque 1er janvier, elle était parmi les courageux qui faisaient trempette dans une eau à dix degrés devant les journalistes du canard local. Elle ne mangeait presque rien à part du chocolat et des bonbons, mais elle cuisinait très bien. Je lui dois mes premiers souvenirs gustatifs: sa tarte aux pommes, ses carottes à la béchamel, sa galette de pommes de terre, sa pollenta à la tomate et aux champignons, ses gnocchi maison… Elle nous servait aussi du bifteak de cheval et de la cervelle d’agneau, auxquels j’ai refusé de toucher dès lors que j’ai compris de quoi il s’agissait. Le mercredi, quand elle s’occupait de nous et qu’on allait faire les courses ensemble au Sodim du quartier, je parvenais parfois à lui extorquer un Fantômette. Son père les avait abandonnées, sa mère, sa soeur et elle quand elle était encore très jeune, et même si mon arrière-grand-mère cousait seize heures par jour pour que ses filles ne manquent de rien, ma grand-mère connaissait la valeur d’un sou mieux que la plupart des gens.
Ma mère a toujours dit que pendant les vingt ou vingt-cinq premières années de son mariage, ma grand-mère avait été une belle-mère de rêve. Je me rappelle encore des samedis après-midi qu’elles passaient à se livrer des duels de Scrabble acharnés toutes les deux. Puis la vieillesse a fait son sale oeuvre. Ma grand-mère a commencé à perdre la vue et la tête; elle est devenue extrêmement agressive et mauvaise vis-à-vis de mon père qui allait pourtant la voir chaque jour et s’occupait de tout pour elle. Il a supporté autant d’insultes et d’injures qu’il a pu avant de se résoudre à la placer dans une maison de retraite, et quand elle est morte, il a sangloté qu’il était un monstre. C’est bien une des seules fois où je l’ai vu pleurer. A ce moment-là, il souffrait déjà depuis des mois. Moins d’une semaine plus tard, le diagnostic est tombé: cancer colorectal métastasé dans le poumon gauche. Il n’aura survécu que deux ans à la mère avec qui il avait toujours eu une relation si conflictuelle.
Mais quand je regarde les photos ci-dessus, ce n’est pas à ça que je pense. Pas à la tristesse, à la souffrance et au deuil. Je me dis juste que ma grand-mère, malgré son 1,58m et ses vêtements cousus à la main, avait quand même bien du goût et de l’allure. Si elle avait vécu aujourd’hui, sûr qu’elle aurait été une blogueuse mode. Cette pensée me fait sourire et, l’espace d’un instant, abolit les quelques soixante années qui me séparent de la trentenaire brune et souriante sur les clichés…
Ce sont de bien belles photos, et un bel hommage que tu lui rends à travers tes mots.
<3
J'adore ta plume et ta façon de te raconter parce qu'on dirait que tu me racontes un peu aussi. J'avais une grand mère très coquette aussi. Son souvenir me fait toujours sourire car elle était toujours sourire. Tu veux pas écrire des livres des fois parce que perso j'achète !
je possède des photos du même genre de ma grand-mère décédée il y a peu. Elle m'a expliqué qu'elles étaient prises par un photographe de rue, qui donnait un ticket et l'on pouvait ensuite aller regarder, et souvent acheter, le cliché. Il me semble avoir un vague souvenir de ce genre de photographe, enfant, sur la digue. A l'époque, posséder un bon appareil photo était encore réservé aux privilégiés. Du temps de nos grand-mère, c'était carrément uniquement pour les très très riches je crois.
Tant de vies dont nous ne savons rien, ou presque, sinon que nous les prolongeons tant bien que mal, et souvent à notre corps défendant. C'est en vieilissant qu'on comprend vraiment la notion d'héritage – tu verras, ça ne fait que commencer pour toi – et qu'on finit par se dire, tout bien pesé, qu'il n'y aura rien de dramatique quand nous partirons sans laisser quiconque derrière nous. Je veux dire, personne qui soit susceptible de nous prolonger… Comme s'il n'était pas si dramatique, finalement, que tout cela s'arrête (tant de douleur, de tendresse et d'espoir) pour que la paix revienne enfin en ce monde.
Le silence, avec l'amitié et l'amour pour seuls viatiques…
Bisous
JC
J'ai la grande chance d'avoir encore mes deux grand-mères, et l'une des deux est d'un chic qui m'épate, et là toujours été d'après les photos de sa jeunesse que j'ai pu voir. Lorsque j'ai montré quelques photos du mariage de mon frêre à une amie, elle s'est exclamée en voyant une photo de mamy "waouw, qu'elle classe! C'est qui cette vieille dame?" Quand je lui ai expliqué que c'était ma grand-mère, elle m'a dit que la sienne ne portait que des tabliers à fleurs de ménagère.
Même si le style de ma grand-mère n'est pas le mien, c'est grâce à elle (et à ma mère qui a aussi le truc pour assortir les vêtements qui lui vont) que j'ai pu me définir vestimentairement parlant.
C'est un héritage auquel je n'aurai pas forcément pensé, mais ton article si bien écris m'a permis de m'en rendre compte, et je t'en remercie.
Je suis aussi en pleine admiration devant la garde robe de ma grand-mère. Ton billet me rappelle mon envie de pister, grâce à de vieilles photos d'extérieur, le premier appartement où elle a vécu ses premières années d'amour avec mon grand-père alors qu'ils étaient encore bruxellois. Il se trouve que complètement par hasard, Spéculoos et moi avons choisi notre premier (et actuel) nid d'amour à une rue de là…
Magnifique article qui suscite des commentaires tout aussi intéressants et sensibles, preuve s'il en fallait que tes mots résonnent au-delà de l'expérience singulière.
C'est pour ce type de réflexion que ton blog se distingue vraiment de ce que je peux lire par ailleurs sur la blogosphère: intimité sans voyeurisme ni complaisance, servie par une qualité d'écriture habituellement propre à la fiction.
C'est une bien jolie histoire que ces photos (et ton texte) nous racontent!
Merci pour ce bel article ! (et au moins, je peux verser ma larmichette en privé, na !)
J'ai demandé à ma mère de me prêter les quelques photos de ma grand-mère pour les scanner et les mettre de coté (il y en a peu). Malheureusement, elles sont dispersées, et je ne sais pas si je vais arriver à mettre la main dessus.
Très bel hommage ! Ta grand-mère avait l'air d'être une femme de tête qui ne s'en laissait pas conter.
Les clichés sont superbes, et j'adore ta conclusion : quelle blogueuse mode elle aurait fait!
Je suis toujours (agréablement) surprise quand un billet "personnel" rencontre autant d'écho. Merci pour vos gentils commentaires. Lolibris, tu as réussi à me faire rougir!
C'est une idée qui traîne dans ma tête depuis longtemps…
J'aime beaucoup les chaussures et les vêtements de ta grand-mère !
elle aurait fait une très bonne bloggeuse mode, bien meilleure que certaines!!
Et elle au moins ne posait pas stupidement les genoux en dedans!
C'est une histoire émouvante je trouve…:-)
Je me demande si ces photos n'ont pas été prises par un photographe de rue, un métier très courant à une époque, qui s'est perdu ensuite lorsque tout le monde a eu un appareil.
Dans les photos anciennes de élégantes, je regarde toujours les chaussures et en général, je les trouve d'une modernité incroyable. ça ne rate pas avec ta grand-mère qui a de très jolies chaussures, avec une hauteur parfaite ! Et aussi un chouette collier coeur !
Quant à son histoire, ce que je trouve intéressant, c'est de la relier à celles d'autres femmes de sa génération, comme mes propres grands-mères ou celles d'amies. J'aime le liberté de ton, le courage des idées et des choix, et le souci de la transmission de ce qu'est une vie de femme, souvent de grand-mère à petite-fille.