La dernière fois

Illustration empruntée ici

La dernière fois que j’ai vu mon père, c’était début septembre, quelques jours après son 66ème anniversaire. J’avais un train à prendre; ma soeur qui devait me déposer au métro était à la bourre, et je trépignais. Quand elle a fini par arriver, j’ai étreint mon père à la va-vite avant de filer en trombe. 

La dernière fois que j’ai eu mon père au téléphone, c’était début octobre. Je sortais juste de chez ma nouvelle ophtalmo qui, au vu de ma tension oculaire élevée, soupçonnait un début de double glaucome – un mal souvent héréditaire. Mon père avait effectivement de l’hypertonie dans un oeil depuis très longtemps; je l’ai appelé afin de lui demander comment ça c’était passé pour lui. Il m’a rassurée: ça faisait 15 ans qu’il se mettait une goutte dans l’oeil concerné chaque soir, et son problème n’avait jamais empiré. « C’est très gérable », m’a-t-il assuré. On a discuté une demi-heure, essentiellement de ça, avant que je raccroche. 
La dernière fois que j’ai écrit à mon père, c’était un mardi soir, pour lui annoncer que j’étais bien rentrée à Bruxelles, mais avec un panaris qui me faisait atrocement mal. « Je suis en train de décéder du doigt », me plaignais-je. Il ne m’a pas répondu. Je l’ignorais alors, mais on venait juste de le mettre sous respirateur.
24h plus tard, il était mort. 
J’essaie de ne pas penser que mes dernières communications avec lui ont été pour me plaindre de problèmes absolument bénins, alors qu’il était en train de mourir d’un cancer. J’essaie de ne pas penser que, si je n’avais pas décidé cette année-là de fêter mon anniversaire de couple avec Chouchou, je serais allée à Toulouse avant de remonter à Bruxelles et que je l’aurais vu encore une fois – que j’aurais été assise à deux mètres de lui au moment où il a poussé son dernier souffle. 
J’essaie de ne pas y penser parce que me sentir coupable ne changera rien. J’essaie de ne pas y penser parce que je ne pouvais pas savoir, et parce que j’avais quand même fait mon possible pour profiter de lui au maximum depuis son diagnostic, deux ans auparavant. Surtout, j’essaie de ne pas y penser parce que je ne crois pas que la dernière fois soit plus significative que n’importe quelle autre, ni symbolique de l’ensemble d’une relation. 
J’aimais mon père. J’aurais donné des années de ma propre vie pour prolonger la sienne (même s’il ne me l’aurait jamais demandé). Ses souffrances physiques et morales m’ont brisé le coeur plus que n’importe quel autre événement survenu dans mes presque 42 années d’existence. Peu importent le sujet de mon dernier coup de fil ou le contenu de mon dernier mail. J’aimais mon père, et il le savait. 
Je me raccroche à l’idée que cela seul compte maintenant. 

19 réflexions sur “La dernière fois”

  1. de bon matin, je suis touchée par ton témoignage, ton chagrin, ta capacité à prendre du recul… bonne journée

  2. Tu réagis bien, dans le sens où se sentir coupable n'aide pas, même si des années après il m'arrive encore d'éprouver ce sentiment par rapport à ma grand-mère. Tu as fait tout ce que tu as pu. À te suivre ici jour après jour ou presque, j'en suis intimement persuadée. Tu ne pouvais rien y changer, toi non plus…
    *Câlin* Des bisous

    Mélusine

  3. En lisant tes 3 premiers paragraphes, j'avais envie de te dire ce que tu as mis en conclusion.

    Si tu pouvais te plaindre, lui raconter les choses de ton quotidien, c'est que vous aviez une relation saine et que vous vous étiez déjà dit les choses importantes.

    Des <3 par centaines…

  4. Ecrit très touchant; mais,c'est tellement difficile de se dire"si j'avais su" et remonter le temps pour justement avoir pu donner ce temps manqué à la personne tant aimée (perte de mon père en novembre 2011 ); je me rappelle toujours de cette phrase que je lui ai dit (mais à quoi, ça sert Papa, tu as le droit de partir, laisse-toi partir) je me rappelle m'être affalée sur le divan de la salle de la maison de retraite et de voir la directrice de la maison me demander ce que j'avais et à ma réponse me dire "lui en avez-vous parlé?" oui ,lui ai-je répondu! 3 jours après, par téléphone, on m'apprenait qu'il était mort paisiblement ;j'aurai juste voulu être là au moment où il partait définitivement , lui serrer sa main si fort, j'en ai voulu au médecin, à tous, de ne pas être resté avec lui plus longtemps (mon père a eu un Alzheimer et ne pesait plus que 40 kgs , plus sa tête disait-on? mais que de la souffrance ? M'a-t-il entendu? Les médecins ont-ils agi? Je ne le saurai jamais mais voilà, c'est la vie et on continue à vivre avec nos questions…Bon courage et de tout coeur avec toi…

  5. Miss Sunalee

    Comme tu le dis, la culpabilité ne change rien. Seule ta conclusion compte.
    Bisous

  6. câlins doux. Dans quelque temps, ou peut-être maintenant, tu le sentiras à tes côtés comme je sens le mien régulièrement avec tendresse et douceur. Je suis parfaitement athée, ce n'est pas une histoire de fantôme, ce n'est que l'amour qui reste toujours.
    Tout plein de bises tendres !

  7. Et si justement c'était ce genre de diversions qui orientaient sa pensée ailleurs, vers moins lourd, vers un être aimé et lui apportaient du bonheur, et pas du tout des tracas ?
    Laisse-toi peut être le bénéfice de ce doute-là ?
    Parce que je te vois bien en fée, moi. Câlin.

  8. comme tu le sais, qd j'ai découvert ton blog, j'ai adoré de suite et j'ai lu énormément de pages, remonté le temps assez loin.
    Je ne te connais pas mais ce qui m'a frappé quand tu parlais de ton papa, c'est qu'on sentais la complicité, l'amour qu'il y avait entre vous – je me souviens de qqles "conversations" téléphoniques qd tu faisais livrer tes colis chez tes parents. Malgré la brièveté de la conversation, moi j'ai ressenti l'amour d'un père pour sa fille. Je ne pense pas que tu es quoi que ce soit à te reprocher. L'amour que tu avais pour lui, il le savait.
    Courage…

  9. Bonjour,
    J'ai perdu un enfant en cours de grossesse au moment où vous perdiez votre père. J'ai un peu la même réaction que vous (je crois): je me dis qu'il n'est utile pour personne de culpabiliser, et que le principal était (et est toujours) l'amour que je portais à cet enfant.
    Ça fait très assez gnangnan dit comme ça, mais c'est vraiment ce que j'ai ressenti, et c'est ce qui me permet d'avancer.
    Bonne continuation.

  10. On s'en fout que ça soit gnangnan si ça nous aide à le vivre moins mal, non? J'espère que tout se passera bien pour vous la prochaine fois 🙂

  11. Tu n'es coupable de rien…ne culpabilise pas, tu l'aimais et il le savait…des bisous

  12. Dans toutes ces occasions que tu racontes, il me semble que ton père est à la place… d'un père. Qui voit et a (sans doute) vu très souvent partir sa fille en coup de vent depuis son adolescence ; qui discute de ce qu'il a transmis génétiquement et de comment vivre avec ce que vous avez physiologiquement en commun ; qui prend soin de son enfant.

    Pourquoi la maladie aurait-elle du faire évoluer votre relation père-fille ? Pourquoi lui aurais-tu accordé cette valeur-là ?

    Bises.

  13. Oh mais la maladie a fait évoluer notre relation. Par moments j'ai eu l'impression d'être devenue sa mère, crois-moi. Quand il fallait lui arracher les clés de sa voiture pour ne pas qu'il conduise parce qu'il était sous morphine et qu'il avait des vertiges mais qu'il tenait à rester indépendant. Quand il avait tellement mal qu'il fallait le porter dans son lit parce qu'il ne pouvait pas marcher. Quand il fallait l'engueuler parce qu'il était infect avec ma mère qui ne savait/pouvait pas se défendre. Notre relation n'est PAS restée intacte. Son cancer l'a infantilisé bien malgré lui, et ma soeur et moi sommes partiellement devenues responsables. Une maladie grave, vraiment, ça change la donne.

  14. Marie Camille

    Je découvre ton blog par ce billet et je suis déjà en train de pleurer ! Ton billet est beau, tout comme l'amour entre ton père et toi. Courage à toi, le chemin est long mais pleins de saveurs 😉
    MarieCamille, orpheline.

  15. Je suis désolée, je ne voulais pas te choquer et j'ai projeté des choses personnelles dans mon commentaire.
    Ce que j'essaie de dire, c'est que combattre la maladie, qui envahit la moindre parcelle de la vie et des relations, c'est aussi gagner des moments de banalité, de vie ordinaire, des moments où les relations familiales sont ce quelles sont, comme elles auraient pu être si…

  16. Sur ce point, en effet, je suis tout à fait d'accord avec toi: se raccrocher à la banalité, ça fait aussi du bien. Et tu ne m'as pas choquée, c'est juste un sujet encore sensible comme tu t'en doutes 🙂

  17. Bienvenue Marie Camille. J'espère que tu trouveras ici d'autres choses qui te feront sourire plutôt que pleurer 🙂

  18. Je ne sais pas quoi dire… Je ne connaissais pas ton papa et je ne te suis pas depuis assez longtemps pour pouvoir te réconforter avec les mots qui te feront du bien (comme tous ces magnifiques mots au-dessus).
    Donc, je vais juste répéter ta dernière phrase qui me semble la plus importante: Tu aimais ton père et il le savais!! J'ajouterai aussi Courage pour tout.

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