Etre Exquis avait besoin d’un endroit où abriter ses amours illégitimes avec Andromaque, qui faisaient jusque là le bonheur (et la fortune) du Novotel local. Moi, j’avais un appartement que je n’occupais pas une bonne partie du temps, pour lequel je m’inquiétais toujours pendant mes absences et où les petits travaux en souffrance s’accumulaient depuis des années. La solution était toute trouvée: je laisserais un double de mes clés à Etre Exquis et, lorsque je ne serais pas à Monpatelin, il utiliserait mon appartement comme baisodrome garçonnière. En échange de quoi, vu qu’il est dans le bâtiment, il referait les joints abîmés de ma cuisine et la face intérieure toute décrépite de l’auvent de mon balcon, remplacerait les ampoules nues qui sortaient des murs par des appliques, etc etc. J’ai trouvé ça tellement parfait comme idée que j’ai dit oui tout de suite.
Après, j’ai commencé à gamberger. J’ai anticipé mes cheveux qui se dresseraient sur ma tête la prochaine fois que je recevrais mes factures d’eau et d’électricité. J’ai imaginé mon congélateur débordant de Magnum Double Chocolat et incapable d’accueillir ma commande Picard, ma salle de bain pleine de serviettes mouillées abandonnées par terre. J’ai eu des visions d’Andromaque fouillant dans mes albums photos interdits aux moins de 18 ans et s’amusant à les scanner afin de les mettre sur internet, jusqu’au jour où une connaissance masculine avec qui je n’ai pas couché me féliciterait sur un ton goguenard pour ma grande souplesse et mon épilation brésilienne nickel. Ou pire: sortant mes livres de la bibliothèque et les remettant A LA MAUVAISE PLACE, sans aucun souci d’ordre alphabétique ou d’alignement. Sans aller jusque là, j’ai tout simplement eu peur de ne plus me sentir chez moi dans ce lieu dont j’ai soigneusement choisi jusqu’au moindre bibelot, ce lieu où s’entassent mes souvenirs les plus précieux et où chaque objet a une histoire, ce lieu qui est un peu une extension de moi et où j’ai toujours invité les gens avec parcimonie par crainte du désordre qu’ils y sèmeraient.
Je me suis raisonnée. « Etre Exquis est ton ami. Tu as confiance en lui. C’est un garçon respectueux. Si Andromaque et lui abîment quoi que ce soit sans le faire exprès, il le réparera ou le remplacera. Quant au reste, ils seront bien trop occupés pour se mettre à éplucher tes archives fiscales ou à mélanger tes vieux numéros des X-Men. Reste cool; arrête de te prendre la tête. Non, ils ne vont pas finir par s’installer dans tes meubles et par décider qu’ils sont bien ici, que finalement ils vont garder l’appart’ et que tu n’as qu’à aller habiter ailleurs. »
Hier matin, j’ai eu Etre Exquis au téléphone pour lui rappeler que je descendais aujourd’hui. « Au fait, m’a-t-il demandé, ça ne te dérange pas que j’aie mis une télé chez toi? » Euh, après qu’en septembre dernier j’aie hurlé sur tous les tons à la nana du contrôle de la redevance que je n’avais plus de poste depuis des années et que je serais ravie qu’elle vienne s’en assurer, mais que je ne pouvais pas passer ma vie cloîtrée chez moi à attendre sa visite surprise et qu’il était hors de question qu’elle m’impose automatiquement par défaut? Si, ça me dérange. « Pas de souci, a rigolé Etre Exquis. Et la cafetière, ça te dérange pas, la cafetière? Je l’ai prise jaune pour qu’elle aille avec le reste de tes appareils électroménagers. » Non, la cafetière, ça ne me dérangeait pas en soi. Mais ma peur de ne plus me sentir chez moi est revenue à la charge de plus belle.
Et puis finalement, quand je suis arrivée chez moi, il n’y avait pas grand-chose de changé. La télé avait été remballée. Une cafetière jaune, donc, tenait compagnie à ma bouilloire électrique et à l’appareil à croque-monsieur de la même couleur. De jolis gobelets multicolores que je n’avais pas achetés, mais dont j’ai le petit frère à Bruxelles, séchaient dans l’égouttoir de la cuisine. Une bouteille de vin blanc entamée, une de San Pellegrino, une canette de Coca Light et deux paquets de Pépito prenaient le frais dans le frigo, tandis qu’en guise de Magnum Double Chocolat, seul un litre de glace à la vanille occupait le congélateur. Deux gels douche supplémentaires avaient fait leur apparition sur le bord de ma baignoire, et mon bain moussant Harry Potter semblait donner un coup de baguette magique sur la tête du bain moussant Hello Kitty qui, d’habitude, trône dans le coin opposé. Ca m’a fait marrer. Pour le reste, mes draps avaient été lavés et mon lit refait; le carrelage blanc était nickel sans la moindre trace de chaussures.
J’ai souri à Etre Exquis qui était venu me chercher à la gare de Monpatelin pour me conduire jusque chez moi. « En fait, c’est comme si on était colocataires de la 4ème dimension. On occupe le même espace mais jamais en même temps. » Et en fin de compte, j’ai trouvé ça super cool et rassurant.
Leçon à retenir: tout s’est passé comme la logique le voulait et non comme la parano en moi le craignait. Je suis bien contente de ne pas avoir laissé mes angoisses stupides m’empêcher de rendre service à quelqu’un sur qui j’ai toujours pu compter depuis 15 ans qu’on se connaît. Et j’espère que mes craintes s’en trouveront atténuées la prochaine fois que se présentera une situation anxiogène. A force de faire les choses malgré mon appréhension et de me rendre compte que ça n’entraîne aucune catastrophe, un jour, si ça se trouve, je n’aurai plus d’appréhension du tout – ou si peu. Je serai devenue optimiste.
J’ai hâte.
des paquets de Pepito dans le frigo ??
Fait chaud à Monpatelin! Moi aussi je mets tout ce qui est chocolaté au frigo.