Ta main dans la mienne

Nous marchons à petits pas prudents dans les allées du parc. Ta main droite tient une canne sur laquelle tu ne t’appuies guère: ta hanche te laisse en paix aujourd’hui. Tu n’as pas aimé devoir en acheter une; moi, je trouve qu’elle te donne l’air distingué. Ta main gauche, douce et ridée, est logée dans la mienne. Après tant d’années passées à nous promener ainsi, il me semble que nos paumes et nos doigts se sont moulés les uns aux autres.
Tu portes un bonnet enfoncé jusqu’à tes sourcils poivre-et-sel, plus tire-bouchonnants et exubérants que jamais. Désormais, mon index tremble un peu quand je les lisse, mais c’est toujours avec la même tendresse amusée que je te taquine à leur sujet. J’ai mis mon petit manteau rouge de demi-saison – incapable, malgré mon âge, de renoncer à porter des couleurs vives. J’ai cessé depuis longtemps de caracoler sur huit centimètres de talons, mais j’aime toujours autant les souliers et ce jour-là, j’ai choisi pour sortir avec toi des bottines bleu canard que je ne perds pas une occasion d’admirer en avançant un peu mon pied et en faisant tourner ma cheville. Je crois être discrète, mais mon geste ne t’échappe pas, et tu souris sans rien dire.
Un pâle soleil d’automne brille dans le ciel; il ne nous apporte pas beaucoup de chaleur, mais la façon dont il éclaire les arbres au feuillage flamboyant nous gonfle le coeur de joie. Au loin, j’aperçois notre banc, celui où nous aimons nous asseoir pour lire l’après-midi quand il fait beau. Dans mon sac, je porte un gros roman à l’encre désormais délavée, sur lequel je m’use les yeux. Depuis combien de décennies te moques-tu de mon incapacité à renoncer à ces objets lourds, encombrants et vétustes? J’ai oublié. Toi, tu voyages léger avec ton iRead 17, le dernier modèle qui est sorti la semaine dernière. Une simple pression sur la branche de tes lunettes, et le texte se matérialise devant tes yeux. Mais je n’ai jamais pu me résoudre à tirer un trait sur l’odeur, le contact et le poids du papier.
Tant de choses ont changé depuis notre rencontre… Nous avons assisté à l’élection de la première présidente de la République française, à la chute du système capitaliste, à huit catastrophes nucléaires d’ampleur mondiale avant que soient enfin développées des énergies alternatives propres. Des pays entiers se sont désertifiés, sol empoisonné, faune et flore ravagées, population décimée par la pollution radioactive. Contrairement à moi, tu n’as jamais perdu espoir en la capacité de l’humanité à redresser la barre. « Vois comme ce monde est encore beau », me disais-tu le mois dernier alors que nous contemplions une aurore boréale en Islande. Il est un certain nombre de choses que l’âge commence à rendre compliquées, mais nous nous débrouillons toujours pour voyager deux ou trois fois par an. Pour combien de temps encore? C’est la question que j’ai peur de me poser.
Nous avons eu de la chance; la maladie ne nous a pas épargnés, mais nous sommes encore valides et joyeux. Plus amoureux qu’au premier jour. Nous avons connu bien des chagrins, perdu beaucoup de proches. Devant le cercueil de mes parents, c’est ton bras qui m’a soutenu alors que mes genoux flanchaient. Devant celui de ta mère, c’est moi qui ai essuyé tes larmes. Les épreuves nous ont rapprochés. Et nous n’avons pas à nous plaindre: notre vie a été, pour l’essentiel, plus heureuse que beaucoup – pleine de complicité et de fou-rires. Nous avons dû abandonner quelques rêves au bord de la route, mais nous avons réussi à en réaliser d’autres. Nous n’avons jamais regretté de ne pas avoir eu d’enfants. Notre existence a été bien remplie même sans ça, et nous avons pu veiller avec bienveillance sur ceux de nos soeurs et de nos amis. Nous avons appris ce matin que l’aîné de mes neveux serait bientôt grand-père. Tout ça ne nous rajeunit pas.
Nous sommes le 19 octobre 2056; ce soir, nous fêterons les 50 ans de notre rencontre. Nous savons que nous approchons du bout du chemin, et ça nous rend tristes. Mais nous débordons de reconnaissance pour tout ce qui nous a été donné, tout ce que nous avons partagé au cours de ce demi-siècle passé ensemble. Une éternité d’amour.
Bon anniversaire, mon coeur.
Aujourd’hui et pour toutes les années qui viennent,
je ne veux qu’une chose:
garder ta main dans la mienne.

38 réflexions sur “Ta main dans la mienne”

  1. Comment matérialiser par écrit la gorge qui se serre, une larme qui coule sur ma joue et la joie sourde qui envahit mon coeur devant la beauté de ton texte.
    Je voudrais être capable d'écrire d'aussi jolies choses. En tout cas, même si je n'ai pas ton talent ce que tu dis est ce que je voudrais dire à celui qui va partager ma vie…
    Merci Armalite de me permettre de commencer la journée d'une façon aussi tendre…

  2. Mais ça ne va pas du tout ! Manquer de faire pleurer les coeurs de pierre au bureau, mais ou va le monde, madame !

  3. Princesse Audrey

    Oh merci pour ce texte… Si tu savais combien il correspond à la conversation que j'ai eue hier soir avec mon amoureux… Merci. Ca me réconforte. Tu as un vrai talent d'écriture. J'aimerais te lire dans un gros roman sans fin. Merci.

  4. Bravo, tu auras réussi à me faire pleurer dès le matin ^^°
    Des bisous à vous deux et plein de bonheur encore.

    Mélusine

  5. C'est juste beau et émouvant, et je souhaite de tout <3 que vous célébriez ce 19 octobre 2056.

    J'espère juste que tu te trompes pour les catastrophes nucléraires majeures… il faut que cela change dès maintenant, mais j'ai bien peur que tu sois réaliste sur ce coup là…

  6. Quel texte magnifique Armalite… Je vous souhaite de tout coeur de fêter le 19 octobre 2056.

  7. Je pleure, mon compagnon pleure…tout le monde pleure, c'est malin…en enlevant quelques années à la date anniversaire, c'est aussi un peu notre histoire.
    Happpy anniversary!
    MissSparks x

  8. Euh je n'ai pas écrit ce post pour faire pleurer dans les chaumières, hein… Mais j'avoue que même en l'écrivant, j'ai laissé échapper une petite larme; je me suis d'ailleurs sentie très bête! Merci pour vos compliments à toutes, je suis contente que ce texte vous ait plu.

  9. C'est très beau ! Comme on dit en espagnol "feliz cumpleanos y que cumplais muchos mas !"

    (et moi aussi j'ai pleuré …)

  10. Quel message, Putain quel beau message d'Amour…
    Fluidité et finesse, émotion et vérité,Combien en feras tu pleurer à la lecture de ce post?
    Bizzzzzzzz

  11. Hello, je recommence. Mon commentaire s'est perdu dans les limbes du net. Bref, évidemment j'ai pleuré. Ensuite j'ai souri en l'imaginant avec son bonnet 🙂 et maintenant je viens de me souvenir d'un lunch avec lui, il y a 6 ou 7 ans, dans une creperie à Ixelles, où il m'avait dit que cette Armalite, que nous n'avions jamais vue,lui plaisait vraiment beaucoup…déjà…

  12. Merci encore les filles… Je suis vraiment ravie que ce texte vous ait émues car j'y ai mis beaucoup de coeur.

  13. C’est super émouvant et tellement bien écrit. J'ai moi aussi failli verser une petite larme…

  14. Très émouvant. Merci pour ce joli moment. Je n'aurais pas le même regard sur nos doigts enlacés quand je prendrais la main de mon homme ce soir.

  15. Je l'ai relu à tête reposée (comprendre "pas au bureau" !) et franchement j'aurais aimé l'écrire, ton texte est magnifique !

  16. J'ai trouvé votre texte magnifique, une vie comme on aimerait tous en vivre… dans la complicité et l'amour.

  17. Ton neveu grand-père a 55 ans ça fait de moi une alerte arrière grand-mère de 81 ans ^^ Bon anniversaire à tous les 2, j'espère qu'on fêtera dignement vos 50 ans de bonheur…

  18. J'ai eu du mal à lire la fin – j'ai des larmes d'émotion qui coulent… C'est sublimement beau, et très intelligent !

  19. Je ne pensais pas provoquer de telles réactions… Promis, demain, je recommence à raconter des bêtises rigolotes 😛

  20. Je te lis régulièrement et ne commente jamais mais là je ne peux pas m'en empêcher : c'est superbe.

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