Si un éditeur est d’accord pour vous confier une traduction, la première chose à faire consistera à fixer une date de remise en fonction de ses impératifs de publication et de vos capacités de travail, que vous ne mesurez pas forcément bien si vous débutez dans le métier. Pour vous donner une petite idée, un éditeur comme Bragelonne ne fait travailler que des gens capables de traduire au moins 250 000 signes par mois (espaces compris). Au début, vous serez assez lents car il vous faudra vous adapter, non seulement au style de l’auteur dont on vous aura confié un texte, mais aussi aux exigences de l’éditeur. Je parlerai des difficultés du travail en lui-même dans un prochain post; pour aujourd’hui, je voudrais juste vous donner des conseils d’organisation pratique.
– Calculez toujours large quand vous négociez la date de remise de votre traduction. Pensez que vous pouvez tomber malade ou avoir un autre problème qui vous empêchera de travailler pendant plusieurs jours, et gardez-vous une marge pour gérer ces imprévus. Aucun éditeur ne vous en voudra de rendre un texte plus tôt que prévu; par contre, si vous êtes en retard, vous décalez le planning des gens qui doivent intervenir derrière vous: les correcteurs, les gens de la fabrication, l’imprimeur… Vous êtes le premier maillon d’une longue chaîne de production, et votre ponctualité a des conséquences sur le travail de tous les maillons suivants. Un traducteur qui rend son travail à la date prévue est un traducteur à qui l’éditeur sera beaucoup plus enclin à confier un autre bouquin par la suite.
– Certains de mes collègues préfèrent lire un bouquin avant de le traduire; moi, je ne le fais jamais. D’abord parce que s’il est très mauvais, je devrai me le taper deux fois au lieu d’une. Ensuite, parce que j’aime découvrir le texte avec le même oeil que le lecteur: cela me permet de mieux repérer des incohérences ou des maladresses éventuelles, qui risqueraient de ne plus me faire tiquer à la deuxième lecture parce que j’ai compris plus loin de quoi il retournait vraiment. Et si j’ai mal interprété un terme ou un passage donné, je peux toujours rectifier ma traduction lors de la relecture finale. Mais les deux méthodes ont leurs adeptes, leurs avantages et leurs inconvénients.
– Dans la mesure du possible, tentez d’établir un contact avec l’auteur pour lui demander des précisions si certains passages demeurent obscurs ou ambigus, notamment dans le cas d’une série où un détail interprété d’une façon X pourrait se révéler, dans un tome ultérieur, signifier en réalité Y. Avec l’anglais, on a souvent des problèmes de genre: si l’auteur évoque brièvement des personnages appelés The Twins, sans que rien permette de deviner leur sexe sur le coup, on ne peut traduire par Les Jumeaux ou Les Jumelles sans courir le risque que lesdits personnages fassent une apparition en personne, plus tard, et se trouvent être du « mauvais » sexe. Internet nous facilite beaucoup la vie en la matière: la plupart des auteurs ont un profil Facebook ou une page perso par le biais de laquelle il est facile de les contacter – eux-mêmes directement, ou leur assistant(e) qui transmettra. Je ne suis encore jamais tombée sur un auteur qui refusait de clarifier un détail pour me permettre de faire la meilleure VF possible. (Par contre, certains tendent à prendre la mouche quand on leur signale des incohérences… Mais ceci est une autre histoire!)
– Dès réception, découpez votre texte et planifiez votre charge de travail: lundi 3 octobre, pages 1 à 20; mardi 4 octobre, pages 21 à 40; etc. Sauf imprévu, tâchez de vous tenir à ce planning. Si vraiment vous n’avez pas envie de bosser un jour, sachez que c’est possible, mais que vous devrez rattraper plus tard. La régularité et la discipline sont deux qualités indispensables pour réussir dans ce métier. Vous estimez peut-être que vous bossez mieux sous pression, mais croyez-moi, si vous bâclez votre boulot faute de temps, ça se verra. Oh, et prévoyez toujours une semaine (environ, selon la longueur et la difficulté du texte) de relecture à la fin. C’est indispensable pour avoir une vision d’ensemble de l’histoire et laisser le moins possible de fautes, de répétitions et de maladresses de style.
– Petit truc perso pour gagner du temps en tapant: les raccourcis clavier, à programmer en utilisant la fonction « correction automatique » de votre traitement de texte. J’en utilise deux sortes:
1. Les expression usuelles, valables en permanence: lgt = longtemps; bcp = beaucoup; qqc = quelque chose; qu = quelqu’un; jm = jamais; ht = hocha la tête; he = haussa les épaules; pdse = par-dessus son épaule; etc
2. Les noms de personnages ou de lieu propres à chaque série/roman: pour AB, rd = Richard; jc = Jean-Claude; na = Nathaniel; pc = Plaisirs Coupables; cd = Cirque des Damnés; sl = Saint-Louis; etc
Attention de choisir des combinaisons de lettres qui ne signifient rien en elles-mêmes. Par exemple, éviter: ri = Richard, sous peine de vous retrouver à la fin avec une phrase comme: « C’était très drôle, j’ai bien Richard ».
Ce post est déjà très long; je vais donc m’arrêter là et attendre, peut-être, que mes collègues vous donnent leurs propres conseils dans les commentaires.
Avant, je lisais le livre en entier avant de commencer. (Mais j'ai étudié la traduction à la fac, où l'on nous inculquait qu'il fallait lire tout le texte avant de se lancer dans la traduction.) Jusqu'au jour où je me suis rendue compte que ça revenait à lire le même livre trois fois de suite, ce qui est franchement pénible.
Maintenant, je me contente de lire chaque chapitre avant de le traduire (j'ai quand même un minimum besoin de savoir où je mets les pieds). Ça évite la lassitude car on garde un œil neuf et curieux sur le texte (même si la relecture, étape absolument nécessaire, reste toujours quelque chose d'assez fastidieux.) Mais ça aussi le mérite, sur des livres qui me plaisent vraiment beaucoup, de me faire avancer plus vite parce que j'ai envie de connaître la fin ^^
Je disais relecture, étape absolument nécessaire, parce que comme tu le disais hier, on oublie trop souvent qu'il ne suffit pas de savoir parler anglais, il faut avant tout, de mon point de vue, pour être un bon traducteur littéraire, maîtriser sur le bout des doigts le français. Pour moi, l'étape de relecture consiste essentiellement à voir si ça tourne bien en français. Je ne me réfère que très rarement à la VO à ce moment-là.
Sinon, pouvoir contacter l'auteur est effectivement très important. Quand cela n'est pas possible, j'en réfère à l'éditeur et on voit ensemble comment on peut régler les problèmes s'il y en a.
Je n'ai absolument aucune intention de devenir traductrice, mais je trouve cette série de billets très intéressante. Merci Isa 🙂
Fun: Tu as tort, c'est important de se garder un plan B sous le coude. Moi, par exemple, je me forme en ce moment à la carrière d'espionne internationale ^^
Tu connais ce roman de David Lodge où un traducteur japonais accable de lettres un auteur anglais parce qu'il ne comprend pas ses expressions argotiques ? je crois que c'est "un tout petit monde" ; c'est assez hilarant.
Je te félicite pour ta remarque sur "twins" ; un roman d'Agatha Christie m'a été entièrement gâché par la paresse du traducteur à cause de ce mot !
Athéna: non, je ne connais pas, mais ça m'intéresse! Je vais enquêter ^^
J'ai lu tous les David Lodge mais ça fait si longtemps ! Mais c'est en effet celui-là ( http://en.wikipedia.org/wiki/Small_World:_An_Academic_Romance ).
Sinon, pour l'avant-dernier point, je suis championne ! et lors de la rédaction de mon mémoire, j'avais fait comme toi dans le dernier point, parce que taper "exposition internationale d'Anvers" à chaque fois, faut pas pousser !
Pour le découpage du travail, je fonctionne personnellement de manière beaucoup plus lâche : j'ai une idée du nombre moyen de feuillets que je dois produire par jour. Je sais que certains jours, je le dépasserai allègrement sans m'en rendre compte, et que d'autres, je galèrerai pour atteindre ne serait-ce que la moitié. Du coup, ça finit par s'équilibrer. Ce qui rejoint le premier point : prévoir large en effet, et toujours garder en tête qu'on ne sera pas efficace à 100% chaque jour passé sur la traduction en question. On va perdre du temps par-ci par-là pour tout un tas de raisons, et il faut savoir en tenir compte.
Sur l'organisation du travail, j'ajouterais bien aussi la nécessité de se fixer des horaires réguliers et de trouver à quels horaires on est le plus efficace. Pour moi, c'est le matin : un bon démarrage vers 9 ou 10h me garantit souvent une bonne journée de boulot.
Faudrait vraiment que je mette aux raccourcis clavier… Ça me serait déjà très utile!
Sur un autre point, 250000 signes, c'est une centaine de page. Attendu que tu donne par exemple d'organisation la traduction d'une vingtaine de pages par jour, ça ne semble pas excessif, non?
Pour rebondir sur la remarque d'Arielle : le nombre de pages traduites que tu donnes, c'est une traduction "finie", lissée, corrigée, etc, ou un brouillon rapide sur lequel tu reviens plus tard ? Ça fait une petite différence. J'utilise la deuxième méthode et je dois donc tenir compte aussi du temps nécessaire pour les relectures et corrections diverses après la phase du premier jet.
Le 20 pages était un chiffre au hasard, assez éloigné en fait de ma propre production. J'aurais aussi bien pu écrire "X"
Super ces deux posts! Merci pour les infos, elles me sont très précieuses. Le coup des raccourcis clavier par exemple, je n'y aurais pas pensé.
Merci aussi aux lectrices-traductrices qui nous font profiter de leurs techniques perso.